#21. Le camp de l'exigence
Ecrire pour l'Art ou le Public... Faut-il choisir son camp entre littérature élitiste et roman grand public ?
N.B. Vous avez été nombreuses à le comprendre : l’édition de la semaine dernière sur le cannibalisme sexuel était un poisson d’avril (avec une étude inventée de toute pièce par l’IA comme elle sait si bien le faire).
Choisir son camp : L’Art ou le Public ?
Au cours de ma construction personnelle d’écrivain, j’ai fait face à ce dilemme :
allais-je écrire pour l’Art ou pour les Lecteurs ?
D’un côté : la Littérature avec un grand L, l’Art pour l’Art, indépendant du jugement du pauvre lecteur, de son ennui éventuel à la lecture ou même parfois de son sentiment d’être snobé. On plait alors à une toute petite poignée de gens, on se console de ses trop maigres revenus en espérant la reconnaissance post-mortem.
De l’autre : la lecture de grande consommation, au service du plaisir du lecteur que l’on a la décence de reconnaître comme un client. Écrire pour distraire, pour plaire, répondre à la demande, suivre les modes. Avoir une chance de vivre de sa plume en constituant un lectorat fidèle et en espérant un jour publier le Saint-Graal qu’est le best-seller.
Pour moi, le choix n’a pas été facile du tout.
D’un côté, j’ai une immense admiration pour les grands auteurs de la littérature, je suis époustouflée devant la maestria de certains, tout en déplorant le snobisme de ce petit monde littéraire trop fermé sur… justement… le monde (qui évolue sans eux !).
De l’autre, je suis une grande lectrice de littérature de genre (essentiellement imaginaire), ces livres qui aux yeux de certains ne méritent pas le qualificatif de “littéraire”. C’est là qu’on trouve de sacrément bonnes histoires bien ficelées. Mais au fur et à mesure que mon goût s’affine, mon exigence tue mon plaisir de lecture et j’ai souvent l’impression de consommer du MacDo. C’est appétissant, ça se dévore, mais ça fournit trop peu d’apports nutritifs (et parfois ça fait mal au ventre).
C’est une rencontre qui va m’aider à choisir ma voie.
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Bertrand Leclair aux Ateliers NRF

Lorsque j’ai repris l’écriture il y a 8 ans, j’ai trouvé très utile de participer à divers ateliers d’écriture. Le choix est aujourd’hui pléthorique, mais à l’époque venait de s’ouvrir à Paris la première école d’écriture, Les Mots. C’est très sympathique quand on (re)commence à écrire. En avançant dans ma pratique, j’ai trouvé cela moins utile. C’est un autre sujet, je reviendrai probablement dessus dans une édition dédiée.
J’ai eu l’impression de stagner quelques années, puis j’ai fait un bond dans ma pratique lorsque mon mari m’a offert l’Atelier NRF (Gallimard) “Entrer en écriture” animé par l’auteur Bertrand Leclair.
Attention, je ne dis pas que ces ateliers sont meilleurs que les autres. Simplement, cette rencontre a été pour moi déterminante.
Après avoir passé beaucoup de temps dans le milieu de la littérature de l’imaginaire où j’ai appris à libérer ma créativité et construire des histoires, me voilà donc au sein du temple de la Littérature avec un grand L, où la forme prime parfois sur le fond… Bref, un grand écart. Je ne me sens pas à ma place.
Bertrand partage avec ses élèves sa vision de la littérature : une littérature exigeante, qui ne transige pas, une littérature qui prend presque une dimension sacrée, magique. Oui, Bertrand nous parle des “pouvoirs” de la littérature. Et son exigence me tire vers le haut, nourrit mon cerveau en soif de défis.
Surtout, il me donne matière à réfléchir sur ma pratique. Car on ne devient pas écrivain seulement en travaillant ses histoires, ses phrases, en améliorant sa technique. On devient écrivain à travers un lent processus de transformation intérieure, de développement personnel (pour utiliser une expression galvaudée).
Pour découvrir l’approche de Bertrand, je vous recommande chaudement son manuel d’écriture Débuter, comment c’est. Vous ne saisirez pas tout à la première lecture, il vous faudra revenir dessus tout au long de votre processus de maturation d’écrivain, mais c’est tant mieux.
Vous pouvez (re)lire à ce sujet l’édition suivante :
Et découvrir d’autres conseils de manuels d’écriture ici :
Mon conseil de lecture : Transformations
Bertrand Leclair est ce qu’on pourrait appeler un écrivain confidentiel. Il n’a pas le lectorat d’un Joël Dicker même s’il écrit depuis 30 ans, mais ce n’est pas ce qu’il cherche. Il préfère vous tirer vers le haut que de plaire à tout le monde.
Il y a quelques semaines, il a publié un petit bijou intitulé Transformations dont je vous recommande la lecture.
Un soir, le narrateur relit La Métamorphose de Kafka et cette lecture provoque un séisme intérieur. Elle lui permet de revisiter un moment traumatique de son passé : celui où la folie s’est emparée de sa fille.
Ce type de livre, qui fait dialoguer une relecture d’un monument de la littérature avec une expérience personnelle, à la frontière entre essai littéraire et autofiction, me plait beaucoup.
Finalement, les livres qui comptent, ce sont justement ceux qui nous aident à mieux nous comprendre.
Ce type de livre illustre donc le procédé par lequel une lecture nous transforme. Sur un autre ton, je pense notamment à Proust, roman familial de Laure Murat qui m’a beaucoup amusée. Dans une autre édition de ma newsletter, j’ai aussi évoqué l’essai très personnel de Julia Kerninon autour de l’écrivaine Gertrude Stein avec Le passé est ma saison préférée.
Dans Transformations, la narration n’est pas linéaire. On n’avance pas dans l’histoire. Non, on tourne. Pour mieux creuser, forer, excaver des tréfonds de son être des cristaux de compréhension. Minuscules parfois, mais clairs.
Pourquoi “on” tourne ? Pourquoi nous impliquer tous dans ce procédé ? Parce que, autre originalité, la narration se fait à la deuxième personne : “vous”. L’auteur s’interpelle lui-même durant toute cette opération minière, et nous embarque avec lui.
“Oui, et puisqu’il vous faut délivrer ce récit qui n’en est pas encore un, l’extirper du chaos de vos phrases, reprenons.”
Incipit de Transformations de Bertrand Leclair (qui est très attaché aux incipits)
Au-delà de ces considérations littéraires, ce livre m’a touchée par les thématiques qu’il aborde : la folie et la parentalité. Si ce sont aussi des sujets qui vous captivent, ce livre est incontournable.
Bien sûr, il n’est pas facile à lire. Bien sûr, il faudra s’accrocher, faire des efforts, accepter de lire lentement, de relire, de creuser. Mais une fois arrivé au fond, il vous tirera vers le haut.
Sur la culpabilité du parent qui se reproche de n’avoir pas su protéger son enfant :
“Car s’il est bien vrai que, en matière de parentalité, toute-puissance et culpabilité trament le recto et le verso d’une seule et même histoire échappant d’autant mieux à ses protagonistes qu’elle est ouverte à toutes les projections imaginaires ;
s’il est tout aussi vrai par conséquent que le sentiment de culpabilité se révèle le plus souvent le fruit tardif de cette bienheureuse illusion de toute-puissance dont se pare l’ordinaire protecteur des parents (mais qui donc a jamais pu croire possible de protéger ses enfants de l’irruption du tragique ?") ;
ce n’est jamais sur l’instant que l’effarement réclame un coupable, au miroir accusateur qu’il nous tend. C’est toujours dans l’après-coup, une fois épuisées les vaines tentatives pour comprendre l’incompréhensible, que la pensée accrochée aux branches de la raison tente de revisiter le passé et s’obstine à reconstituer de longues chaînes de causes et d’effets dont la dimension factice importe peu pourvu qu’elles offrent une explication plausible de la situation présente, jusques et y compris l’incapacité radicale à porter secours malgré le débordement d’amour et d’affects empêchés qui déchire la poitrine.”
Le camp de l’exigence
Vous l’aurez compris, après avoir longtemps tergiversé, j’ai choisi le camp de l’exigence. Celui dont Bertrand porte haut les couleurs (très haut… aussi haut que son exigence !).
Il n’y a aucune bonne réponse à ce dilemme Art vs Plaisir du lecteur. À mes yeux, les livres de “littérature blanche” et les lectures plaisir de genre se valent. En tant que lectrice, je ne choisis pas mon camp, je lis les deux et j’en tire des bienfaits différents.
Mais en tant qu’écrivain, je sais qu’aujourd’hui ce qui m’anime est de progresser dans mon art.
Je recherche donc dans mes romans une exigence de style, de construction, de langue. Tout en étant incapable de définir ce qu’écrire mieux voudrait dire… J’ai besoin de ce challenge intellectuel (et émotionnel aussi).
Alors oui, pour le moment, je choisis le camp de l’exigence. Ces livres pas toujours faciles à lire, qui n’offrent pas au lecteur exactement ce qui l’attend, qui s’affranchissent des usages, des habitudes et du confort.
C’est d’ailleurs peut-être pour cela que mon 5e roman est celui qui a enfin attiré l’attention d’un éditeur (et de surcroît un éditeur de littérature reconnu pour son exigence). Parce que je me suis enfin affranchie de toutes les attentes, de tout ce qui pourrait plaire, aux éditeurs, aux lecteurs, à mes proches…
“Nous recevons 1500 manuscrits par an. Voilà 2 ans que nous n’avions rien trouvé qui nous intéressait. Votre livre ne ressemble à rien. C’est à la fois sa force et sa faiblesse. C’est pour cela que nous l’avons choisi. Il détone complètement au milieu des manuscrits que l’on reçoit habituellement. Mais c’est aussi pour cette raison que son succès commercial est plus qu’incertain…”
Grosso modo, ce que m’ont dit mes éditeurs au sujet de mon roman Le Sigisbée qui paraîtra en 2026 chez Finitude
Et demain avec l’IA ?
Intuitivement, vu les progrès récents de l’IA, je me dis que le camp de l’exigence sera peut-être pour la première fois le camp stratégique sur le plan économique !
Vous avez certainement vu passer :
cet affrontement entre l’IA et le Prix Goncourt Hervé Le Tellier pour écrire une nouvelle :
“Quand Didier Jacob lui demande : “Est-ce que ce n’est pas mieux écrit que 50 % des choses qui se publient aujourd’hui en France ?” Le Tellier répond : “Oui, bien sûr.”
"Il va falloir compter avec ça", poursuit-il. "Il va falloir que les écrivains incarnent une certaine forme d'écriture et ne fassent pas du jus de chaussette."“
l’annonce de Sam Altman, PDG d’OpenAI qui va bientôt sortir un modèle d’IA générative dédiée à la création littéraire, bref une IA qui pourra écrire de bons romans/
Si l’IA devient meilleure, plus rapide, et moins chère que nous pour débiter des “romans de grande consommation”, nous avons tout intérêt, nous écrivains, à nous positionner sur ce que l’IA ne peut pas faire : écrire des “livres qui ne ressemblent à rien”.
Je laisse le dernier mot à Amélie Nothomb :
“Un expert m’a garanti qu’une intelligence artificielle consommait beaucoup plus d’électricité que moi. Et historiquement, ça s’est toujours vérifié que ce qui consomme moins perdure.”
Extrait d’une interview d’Amélie Nothomb pour CliqueTV - CanalPlus
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