#29. Sororité dans l'édition
[Une chambre à soi] Rencontre avec les éditions Dalva. Juliette Ponce et Marie-Anne Lacoma, porte-étendards des autrices contemporaines.
J’ai découvert les Éditions Dalva lorsque je cherchais un éditeur pour mon manuscrit. Mon roman sera finalement édité chez Finitude, mais je tenais à vous faire connaître cette jeune maison.
J’ai tout de suite été intriguée par leur nom : Dalva… comme le personnage flamboyant du roman éponyme de Jim Harrison que j’avais adoré adolescente. L’histoire d’une femme libre que rien n’arrête.
Cette édition “Une chambre à soi” est donc un peu particulière, car nous accueillons aujourd’hui non pas une femme écrivain, mais deux éditrices, Juliette Ponce et Marie-Anne Lacoma.
Écrire, au féminin est une newsletter qui t’envoie chaque mardi une dose d’inspiration pour conquérir ta liberté de femme à travers l’écriture et la lecture : témoignages d’autrices sur leur procédé d’écriture, listes de lecture thématiques, matière à réflexion sur notre condition de femme, exercices et conseils d’écriture… Si tu as envie de suivre cette publication et de la soutenir, abonne-toi et parles-en autour de toi.
Les Éditions Dalva en bref
Fondées en mai 2021 par Juliette Ponce, les Éditions Dalva sont nées d’une volonté claire : offrir une tribune aux voix féminines dans le monde littéraire. Avec une dizaine de publications par an, la maison se consacre exclusivement aux autrices, mettant en lumière des récits qui explorent la condition féminine, la relation à la nature et les dynamiques sociétales. Depuis 2024, Dalva est devenue une marque de Robert Laffont, tout en conservant son indépendance éditoriale.
Quelques chiffres :
1000 à 1500 manuscrits reçus chaque année
10 titres publiés par an, dont la moitié d’auteurs étrangers
80% de premiers romans
Des tirages entre 1000 à 6000 exemplaires
Et maintenant, je laisse la plume à Juliette Ponce et Marie-Anne Lacoma…
Porter le regard féminin
[Juliette Ponce et Marie-Anne Lacoma des Éditions Dalva vous écrivent.]
"Porter le regard féminin", voilà notre devise. Et nous y croyons vraiment !
Il n’y a pas par essence un style ou une écriture féminine, mais il y a probablement un point de vue, un regard sur le monde des femmes qui a été moins entendu, moins visible, moins lu. Ce regard-là, il faut le faire émerger.
Si nous avons créé Dalva, c’est aussi pour questionner cela. Qu’est-ce que les femmes ont à raconter qui n’a pas été dit ? Quelle vision du monde ont-elles à transmettre ? C’est ce que nous ne cessons d’explorer. Les femmes peuvent écrire dans tous les genres et sur tous les sujets : les sciences, le western, la gastronomie… Mais si on regarde la production des éditeurs, il nous semble parfois que, pour être publiées, les femmes doivent rentrer dans des cases très précises. Elles sont très représentées dans certains domaines : le féminisme, la romance, etc. Très bien en soi, mais on peut être une femme sans écrire un livre féministe. Objectivement nous ne devons pas être prisonnières de ces catégories.
On nous dit souvent : la littérature est universelle, pourquoi la genrer ? Si justement nous la "genrons", c’est parce qu’il n’y a pas de parité éditoriale et que nous voulons lutter contre cela. Si les femmes sont moins publiées, et si, quand elles le sont, c’est parce qu’elles écrivent ce que l’on attend d’elle, cela donne des angles morts complets à la littérature !
Prenez notre prochain roman, Nourrices de Séverine Cressan, qui raconte les aventures d’une nourrice à une époque indéterminée mais avant l’évènement de la modernité. La nourrice, voilà un personnage présent dans un nombre incalculable de romans classiques. Mais jamais comme personnage principal. La nourrice est juste une fonction, une ombre en arrière-plan alors que son rôle a été essentiel dans l’organisation de notre société pendant plusieurs siècles ! Pourquoi cette absence absolue dans la littérature ? Parce qu’à l’époque des « nourrices » au sein de mères de lait, il y avait très peu de femmes autrices. Le sujet de l’allaitement des enfants, sujet féminin, était considéré comme inintéressant. Nous sommes persuadées qu’il y a des pans entiers de l’histoire du monde qui méritent ainsi de sortir de l’ombre par la voix des femmes.
Aujourd’hui, notre démarche a une dimension revendicatrice. Nous affirmons que les femmes peuvent apporter davantage au monde de la littérature, qu’il y a de nombreuses voix à faire émerger, des perceptions du monde qui pourront tous nous enrichir. Il y a des visions du monde à mettre en avant, un rapport au sensible à imposer, un vrai domaine d’expression à conquérir.
Editrices engagées
Nos parcours nous ont menées naturellement vers cette aventure.
Juliette a découvert sa vocation d’éditrice lors d’un séjour dans un hameau maya du Chiapas pour sa thèse d’ethnologie. "À ce moment-là, la littérature m’a sauvée. Je n’avais emporté que trois livres et j’y revenais sans cesse. Parmi eux, Les Vagues de Virginia Woolf." Cette expérience a attisé son intérêt pour le rôle des femmes et leur visibilité. Sur le terrain, dans cette société traditionnelle, les femmes détenaient un savoir incroyable, mais seuls les hommes avaient le droit de prendre la parole dans un cadre public.
De retour en France, elle a fait ses armes chez Denoël, commençant comme stagiaire puis lectrice pour finir par diriger la collection de littérature étrangère « Denoël et d’ailleurs » où elle a publié notamment Eleanor Catton et Karl Ove Knausgård. En 2012, elle a rejoint Buchet-Chastel pour développer le catalogue de littérature étrangère, publiant Atticus Lish, Hanya Yanagihara ou Chigozie Obioma.
Mais dans les derniers temps, dans ces autres maisons, Juliette ressentait une injustice dans la façon dont étaient portés, soutenus, perçus les textes écrits par des femmes, indépendamment du succès rencontré en librairie. “La facilité avec laquelle on se penche sur le dernier auteur américain homme… Les choses évoluent beaucoup, mais c’était le cas à l’époque, avant MeToo, on ne portait pas la même attention aux autrices femmes.”
Marie-Anne, avant de créer Dalva, a accompagné des éditeurs comme Gallmeister ou La Manufacture de livres, deux éditeurs qui publiaient beaucoup plus d’hommes que de femmes... Ce qui l’intéresse est de tisser des liens entre les auteurs et le monde des lecteurs. Pour elle, la littérature permet d’accéder à l’essentiel de manière immédiate. « Observez dans un salon ou une librairie les conversations que les lecteurs peuvent avoir avec des libraires : on zappe toute une partie formelle de jeu social parce qu’on parle d’un livre. Il y a plus de vérité dans la fiction que dans les rapports hors fiction. »
Très concrètement, dans notre vie à toutes les deux, lancer Dalva a été plus compliqué que tout ce que nous avions fait avant. Un pas en arrière dans nos vies professionnelles, un déclassement assumé pour pouvoir porter ce projet. Nous avons accepté des conditions de travail et une situation moins importante, qui nous mettait moins en valeur sur l’échelle sociale. Nous sommes devenues "les rigolotes qui publient des femmes, une petite niche."
Aujourd’hui, nous avons un sentiment d’adéquation avec ce à quoi nous croyons profondément. Nos convictions sont en accord avec notre activité.
Éditer des femmes, en quoi est-ce différent ?
Il y a plus de bienveillance. Les rapports sont doux. On n’a jamais de conflit. Pourtant, ce n’est pas si simple. Il y a des moments difficiles dans la vie d’un livre : le choix du titre, de la couverture, les corrections, etc. Avec certains auteurs hommes, même quand on a 25 ans d’expérience et qu’il s’agit de son premier roman, on peut s’entendre répondre s’il n’apprécie pas nos propositions : “donnez-moi le numéro de votre responsable, je vais voir avec lui !”
Et il y a une bienveillance générale, une forme de sororité entre autrices qui s’installe et à laquelle nous n’avions pas réfléchie avant de créer Dalva. Nos autrices se lisent les unes les autres. Pour l’instant, elles nous suivent dans nos aventures et aucune n’a cherché à aller voir ailleurs. Même avec le changement de groupe éditorial qui a été un moment un peu critique pour toutes, elles nous ont soutenues.
Mais la sororité est aussi présente dans les manuscrits que l’on reçoit. C’est un point commun à beaucoup de textes d’être accompagnés d’une présentation où les autrices nous disent : "Je ne sais pas si ce que j’écris vaut quelque chose, mais peut-être que ça pourra servir à certaines femmes." Il y a ce désir de sororité. “J’écris ce que je n’ai jamais trouvé dans la littérature et qui aurait pu m’aider, me correspondre.”
On voit bien aussi que les femmes sont beaucoup dans le doute, mais c’est commun à l’expérience des femmes de manière globale : on attend d’être bien sûre de nous avant de se lancer. Les hommes se sentent vite légitimes. Mais c’est parce qu’on leur dit qu’ils le sont, on les forme à penser qu’ils le sont.
Alors que Dalva ne publie pas de témoignages d’autrices françaises ou d’autofiction à ce jour, c’est la majeure partie des manuscrits que nous recevons. Sans doute parce qu’étant une maison d’édition exclusivement féminine, Dalva est un espace sécurisé où déposer une histoire. Nous recevons énormément de livres qui racontent des histoires douloureuses, intimes, de femmes. Des récits sur la relation des femmes à la génération précédente en fin de vie, des témoignages de violence. Quand on lit tous ces manuscrits, ces histoires, on n’est pas prêt de se dire que les femmes ont gagné la partie… Parfois, on a l’impression d’être encore au Moyen-Âge. Mais si justement on les reçoit, c’est que l’histoire a pu être écrite et donc que la femme derrière s’en est sortie, qu’elle a su prendre une forme de distance, faire quelque chose de son expérience malheureuse !


Les femmes vont sauver le monde
Oui, les femmes vont sauver le monde ! Si nous pouvions accorder davantage d’espace à leur manière d’être au monde…
Il y a une convergence entre l’écologie et le féminisme : tourné vers un avenir où les choses s’améliorent et où l’on redialogue.
Nous publions beaucoup de "nature writing" et dans ce genre, nous observons une différence fondamentale entre les auteurs et les autrices : les hommes qui écrivent sur la nature sont soit en posture de contemplation, soit de confrontation/domination. Les femmes, elles, adoptent un principe de fusion, font corps avec la nature. Nous nous fondons dans le paysage. Nous n’avions jamais lu cela chez des auteurs hommes. Nous recevons beaucoup de textes sur les animaux, l’eau… Cette relation particulière à la nature fait partie intégrante de l’écriture au féminin.
Il y a une manière d’être au monde des femmes qui nous semble antithétique avec le fascisme, incompatible avec le capitalisme pur et dur. Plus nous nous éloignons de quelque chose de raisonnablement humaniste, moins nous sommes proches de ce que vivent, écrivent les femmes.
Économie de la chaîne du livre et exception française
Les défis économiques auxquels font face les autrices aujourd’hui sont considérables. Pour vivre de leur métier, elles doivent souvent multiplier les registres : jeunesse, romans, scénarios de BD… Celles qui s’en sortent le mieux jouent sur plusieurs tableaux.
Le problème structurel réside dans les coûts. La chaîne du livre est un système où personne ne gagne vraiment d’argent. Le seul moyen de gagner plus, ce serait d’augmenter le prix du livre. Nous devrions avoir des livres qui coûtent deux fois plus cher pour que les éditeurs soient bénéficiaires, les libraires rentables, les auteurs vivent de leur plume.
Le système français se distingue des modèles étrangers.
Dans le modèle anglo-saxon, tout est très professionnalisé, l’agent littéraire est incontournable et les auteurs ont souvent des sources de revenus universitaires. La sélection est donc encore plus drastique, il faut répondre à un certain nombre de critères stricts, souvent liés aux succès économiques du moment. La contrepartie de ce système, c’est une écriture extrêmement homogénéisée. Il y a un lissage complet du profil des auteurs.
À l’inverse, le système français peut sembler plus artisanal, mais il laisse paradoxalement plus de marge de manœuvre pour prendre des risques et parier sur des voix nouvelles, différentes.
Le mot de la fin : à celles qui souhaitent proposer leur manuscrit
Quelle que soit la maison d’édition à laquelle vous vous adressez, n’envoyez pas un manuscrit si vous n’avez lu aucun livre de la maison. Par exemple, nous ne publions pas de saga de fantasy en 5 tomes. Il faut que la collaboration soit possible. C’est comme une rencontre.
Chez Dalva, nous avons un intérêt pour la nature. Juliette aime tout ce qui est onirique, une plume très travaillée, des histoires qui sortent des clous.
Dans les 1500 manuscrits que nous recevons chaque année, seulement un tiers est publiable. Et nous n’en prenons que 3.
Nous cherchons ce qui est totalement différent du reste.
Tout ce qui s’inscrit dans une tendance, nous ne le prenons pas.
Ce qui nous marque dans un manuscrit, c’est ce qui nous surprend.
Conseils de lecture aux éditions Dalva
Je (Mathilde) reprends la plume pour vous conseiller quelques ouvrages aux éditions Dalva.
Le roman fondateur de la maison : L’octopus et moi d’Erin Hortle explore le rapport intime d’une femme à la mer, loin des représentations masculines traditionnelles de cet élément.
Celui avec lequel j’ai découvert les éditions Dalva : dans Après la brume d’Estelle Rochitelli, une petite fille disparaît sur une île, les femmes s’organisent pour la retrouver et nous entendons tour à tour leurs voix et leurs histoires
Vient de sortir : Philosophesses et autres outsiders de la pensée de Léa Waterhouse est un essai drôle et militant qui nous raconte l’invisibilisation des femmes philosophes.
À guetter dans vos librairies : Nourrices de Séverine Cressan met en lumière ce métier de seconde mère, ce personnage des histoires trop souvent secondaire.
Un grand merci à Juliette et Marie-Anne pour leur participation !
Chères lectrices, s’il y a une autrice (ou une éditrice) que vous souhaiteriez particulièrement lire dans cette infolettre, écrivez-moi : mathilde.desache@gmail.com
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