#18. Te sens-tu légitime ?
[Une chambre à soi] Edition à 4 mains avec la romancière Sylvie Poulain pour parler du problème de la légitimité chez les femmes.
Suite à la signature de mon contrat d’édition chez Finitude, j’ai publié sur mes réseaux sociaux un post pour témoigner de mon syndrome de l’imposteur, du doute qui m’accompagne quotidiennement depuis des années.
J’ai été surprise par le raz-de-marée d’encouragements, soutiens et témoignages que j’ai reçus à la suite. Je ne suis pas une experte des réseaux sociaux donc je n’ai pas l’habitude de susciter autant de réactions.
Cet emballement m’a encouragée cette semaine à vous proposer une édition sur la question de la légitimité chez les femmes.
Et pour cela, je donne la parole à une amie autrice de science-fiction.
Bienvenue dans “la chambre à soi” de Sylvie Poulain.
Qui est Sylvie Poulain ?
J’ai rencontré Sylvie Poulain au sein du collectif d’écriture IANA (I Am Not Alone) dont je vous ai déjà parlé.
Nous avons fondé ce collectif en 2019 et Sylvie faisait partie des “grandes soeurs”, celles qui sont déjà publiées, que l’on regarde avec admiration et que l’on écoute religieusement quand elles nous font des retours sur nos écrits.
Au détour d’une conversation lors de nos journées d’écriture en groupe, je découvre que Sylvie est pleine de surprises. Oui, elle est autrice de science-fiction. Oui, elle est aussi relieuse de livres anciens (je vous invite à découvrir son travail sur son site La Mouette relieuse).
Mais avant cette vie dédiée à l’amour du livre, elle était… pilote d’hélicoptère dans l’armée. J’ai cru à une blague, mais c’est vrai. Bluffant, non ?
N’hésitez pas à écouter le podcast Double vie de Mickael Rémond (un autre IANA) pour en savoir plus sur le parcours étonnant de Sylvie.
Et surtout je vous invite à la lire !
Son premier roman Confluence est un diptyque (2 tomes) paru en 2023 aux éditions Bragelonne. Vous plongerez dans univers de science-fiction océanique qui fait la part belle aux dynamiques d’équipage, à l’action et aux enjeux de société.
En 2024, elle a participé au recueil de nouvelles Amazonies spatiales qui pose une question simple et décisive : quel nouveau récit spatial pour l’Europe et pour le monde en regardant vers 2075 ?
Avec ces éléments de contexte, vous vous demandez certainement si Sylvie est la bonne personne pour témoigner de problèmes de légitimité au féminin… eh bien oui !
Je lui laisse donc la plume et vous allez voir : c’est un boost d’inspiration !
Conquérir sa légitimité
[SYLVIE POULAIN VOUS ÉCRIT]
Une femme est-elle légitime pour écrire sur tout ?
Il me semble qu’une question centrale de la condition de femme qui écrit reste celle de la légitimité.
On entend – moins qu’il y a vingt ou cinquante ans, certainement, mais on entend encore – qu’il y aurait des littératures féminines, des sujets féminins. Miroir de la société, on trouve plus de femmes en jeunesse, feel-good ou roman introspectif qu’en polar, science-fiction ou essais théoriques. Comme si les femmes étaient moins légitimes à écrire le sérieux ou l’action, et plus les sentiments ou le réconfort.
Je crois qu’en écriture comme dans la vraie vie, on n’apprend pas aux femmes à se sentir librement légitimes. On les questionne. On les compare, on les sermonne. On les pressure, on les déprécie, on les moque.
Mais je ne crois pas que ce soit le plus grave.
Le plus grave, c’est qu’elles intériorisent tout cela et doutent de leur propre valeur, au point de ne plus oser. Les femmes se mettent elles-mêmes des barrières, ou s’imposent un niveau d’exigence qui n’a que deux issues solitaires : briller ou se consumer. D’autant plus solitaires que, dans un monde qui leur laisse peu de place, il est facile de voir des concurrentes en ses semblables.
Accueillir les femmes, y compris et surtout celle que l’on est
Ma version d’écrire au féminin revient à balayer ce vieux fond de préjugés rances.
Ne plus avoir peur d’oser. Oser aller vers les sujets qui nous inspirent, quels qu’ils soient. Oser les tentatives, les tâtonnements, les ratés, la médiocrité, sans lesquels on ne peut atteindre les audaces, le savoir-faire, les succès, les fulgurances. Oser ne pas rester seule, chercher et accepter les alliances, les sororités, les adelphités.
Accueillir les femmes, y compris et surtout celle que l’on est ; ne pas craindre les hommes. Dédaigner les ennemis, sourire aux amis.
Et pour ce qui est de l’écriture, lui donner exactement la place dont on a envie ou besoin. En toute légitimité.
N’écoutez pas les tristes sires !
Récemment, j’ai pris une claque.
J’ai fait appel, pour un projet de roman, à un organisme d’aide aux auteurs, qui non seulement me l’a refusée, mais a accompagné son refus d’un jugement lapidaire en deux lignes. En substance, mon travail est « peu convaincant » et ma plume manque « de singularité et d’audace ». Je ne me plains pas, il est fréquent dans le milieu du livre de voir ses ambitions écrasées d’un verdict assassin – quand ce n’est pas la prolongation d’un silence qui nous laisse deviner notre insignifiance.
Ce qui m’intéresse, c’est la réaction que j’ai eue. Je m’attendais à traverser un marécage de doutes et d’abattement. Pourtant c’est le feu de la colère qui s’est manifesté et, aussitôt après, la volonté d’écrire ce roman méprisé, puis d’autres, nombreux.
Cette réaction prouve une chose : depuis ma première publication en 2019, j’ai enfin trouvé ma légitimité.
Un biais à l’autodépréciation
Du plus loin que je me souvienne, j’ai manqué de confiance et d’estime de moi-même.
Paradoxalement, cela ne m’a jamais empêchée d’oser.
Je me suis rêvée pilote, militaire, artisane, autrice publiée ; je l’ai fait.
Tout en me trouvant toujours un peu en deçà des autres, un peu « moins », un peu « pas assez », un peu « j’ai eu de la chance ». Un compliment ? J’en étais renforcée, avec néanmoins la crainte que ce ne soit pas tout à fait mérité, ou bien d’échouer la fois suivante.
J’ai avancé avec la possibilité de ce gouffre sans cesse sur le point de s’ouvrir sous mes pieds. Assumer la place que j’occupais était difficile, prendre la parole en public un cauchemar. Pourtant, j’ai appris.
J’ai appris, par l’expérience, qu’il n’est pas si terrifiant de monter sur une estrade pour y prononcer quelques mots. J’ai appris à me reposer sur l’énergie folle que les lecteurs, plus souvent enthousiastes et passionnés que grognons et critiques, offrent aux auteurs. Et puis je les ai déjà croisés, ces petits chefs qui vous tordent une trajectoire en une poignée de mots cinglants. J’ai appris à les laisser sur le bas-côté de ma route et à trouver des soutiens proches.
Il faut bien s’entourer et savoir qu’on n’est pas moins méritante parce qu’on ne fait pas tout toute seule ; personne ne fait ça.
Écrire en tant que femme, c’est peut-être avoir conscience de ce biais à l’autodépréciation que nous sommes, je crois, nombreuses à partager, mais ne pas le laisser nous empêcher.
Et ne pas écouter les tristes sires : ils ne sont pas légitimes à nous juger.
La chambre à soi de Sylvie Poulain
Son “Moi-écrivant”
Cette petite aventure m’a amenée à réfléchir à ce que je souhaitais faire de ma plume.
De toute évidence, obtenir une reconnaissance académique n’entre pas en ligne de compte. J’ai passé beaucoup de temps à préparer mon dossier, doter mon projet de roman de fondations solides et d’intentions spécifiques… (Tiens, me cherchais-je une légitimité ?) Finalement je me suis ennuyée ; puis attendre avec anxiété la validation d’autrui a verrouillé mon inspiration. Je n’ai pas écrit une ligne de ce roman tant que le dossier était en suspens.
Aujourd’hui, ma plume est débloquée parce que je reviens à l’essentiel, à ce qui guide mon écriture : écrire de bonnes histoires, pleines d’émotion et d’action, qui embarquent le lecteur dans les mondes imaginaires que j’aime tant. Les thèmes sous-jacents émergeront d’eux-mêmes à mesure que je les explore.
C’est de cette façon que j’ai procédé pour Confluence : les personnages d’abord, puis l’univers autour, leurs interactions et, en dernier lieu, de manière organique, les thèmes.
J’ai écrit de cette façon un roman qui me ressemble, dont je suis fière, qui a convaincu un éditeur, et dont les critiques me laissent croire qu’il fait passer un bon moment à la majorité de ses lecteurs. J’ai l’intention de recommencer !
Son cocon d’écriture
En matière d’écriture, ma « chambre à moi » est mobile et peut se réduire à mon ordinateur portable. Chez moi, je ne possède pas de bureau pour écrire... Même s'il y a tout de même une pièce qui m'est propre : mon atelier de reliure, où je bichonne les ouvrages des clients !
Mais mon meilleur environnement pour écrire, c’est en compagnie des amis de plume dont je partage le cheminement depuis maintenant six ans. J’ai conservé de mes années de marine un fort attachement à la notion d’équipage ; j’en retrouve les forces et les dynamiques au sein de ce petit groupe d’écrivains en devenir.
Ses conseils de lecture pour conquérir sa légitimité
Tresser les herbes sacrées de Robin Wall Kimmerer
Voilà une botaniste qui a dû trouver sa légitimité de multiples fois, en tant que femme chercheuse dans un milieu scientifique majoritairement masculin, en tant que membre d’un peuple autochtone aux États-Unis, en tant qu’enseignante face à ses élèves, en tant que mère à ses propres yeux…
Elle partage dans ce livre, en forme de récits et expériences à picorer, les leçons qui l’ont aidée à avancer, au point de rencontre entre la botanique occidentale et les mythes amérindiens. Culture du don mutuel, réciprocité et gratitude, observation, écoute des leçons millénaires que la nature enseigne pour peu qu’on lui prête attention…
Du mythe de la femme tombée du ciel à la pratique de la botanique de terrain en passant par le plaisir de récolter la sève d’érable, son ouvrage est une bouffée d’air frais pour sortir des cercles vicieux de la concurrence et de la consommation prédatrice.
Vers les étoiles de Mary Robinette Kowal
Ce roman est une uchronie qui imagine la chute en 1952 d’une énorme météorite au large de la côte est américaine. À quelques dizaines d’années d’échéance, la Terre est condamnée par l’emballement de l’effet de serre, attisée par la pulvérisation d’une quantité catastrophique d’eau de mer dans l’atmosphère. La course aux étoiles commence donc immédiatement.
Le meilleur atout de ce roman, au-delà de la transposition très crédible du milieu spatial dans le contexte social des années 50, c’est son personnage principal : Elma York. Virtuose des mathématiques et passionnée d'aéronautique (elle a été pilote dans les WASP durant la guerre : Women Airforce Service Pilots), Elma trouve sa place dans le programme spatial comme calculatrice (ces femmes de l’ombre qui calculaient les trajectoires des fusées avant l’ère de l’informatique).
Mais Elma n’est pas seulement brillante, elle souffre aussi d’anxiété, d’un manque chronique de confiance en elle-même, et panique lorsqu’elle se trouve au centre de l’attention. Une caractéristique qui en fait la plus attachante des héroïnes lorsqu’elle choisit malgré tout d’entrer en lutte contre le sexisme et le racisme qui gangrènent l’époque.
Il y a quelque chose de cathartique à voir ce personnage de femme se battre autant contre les préjugés de son temps que contre elle-même. Une femme souvent sur le point de laisser tomber parce qu'elle se minimise et ne veut pas "créer d'ennuis"... Mais qui y va quand même, même à reculons, et fait bouger les lignes parce qu'elle allie ses qualités techniques à des qualités humaines dont elle n'a même pas conscience.
Coup de cœur pour ce roman multi récompensé et parfaitement accessible aux lecteurs peu familiers d’imaginaire.
Ensemble pour plus de légitimité
C’était la seconde édition de ce format de lettre “Une chambre à soi” qui vous invite dans l’intimité d’une femme écrivain.
Dans la précédente édition, c’est la romancière Noémie Lemos qui vous écrivait pour témoigner de son choix d’être “childfree”.
Plus qu’une interview, c’est un moment de sororité que je cherche ainsi à créer entre une femme de lettres et vous, mes chères lectrices.
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