#23. Satori : l’éveil à l’écriture
[Une chambre à soi] Édition à 4 mains avec la romancière Dominique Sylvain, une grande dame du polar français. 30 ans de carrière en écriture.
J’ai rencontré Dominique Sylvain au collège à Tokyo. Mon établissement organisait un « carrefour des métiers », un événement où les élèves pouvaient échanger avec des professionnels pour se projeter sur leur avenir.
À la fin de la journée, je suis rentrée à la maison avec une réponse claire en tête.
« Alors ma chérie, qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?
— Je serai écrivain.
— Très bien. Commence par faire HEC. »
J’avais 11 ans et j’ai vécu mon premier satori, un terme japonais qui se traduit littéralement par « compréhension », mais au sens le plus profond, une sorte d’éveil spirituel.
J’ai gardé contact avec ce premier écrivain que je rencontrais en chair et en os et qui a tant influencé ma vie. C’était donc une évidence de l’inviter dans cette newsletter pour une édition à 4 mains.
Bienvenue dans « la chambre à soi » de Dominique Sylvain.
Écrire, au féminin est une newsletter qui t’envoie chaque mardi une dose d’inspiration pour conquérir ta liberté de femme à travers l’écriture et la lecture : témoignages d’autrices sur leur procédé d’écriture, listes de lecture thématiques, matière à réflexion sur notre condition de femme, exercices et conseils d’écriture… Si tu as envie de suivre cette publication et de la soutenir, abonne-toi et parles-en autour de toi.
Qui est Dominique Sylvain ?
Dominique Sylvain est née en 1957 en Lorraine. Elle travaille pendant une douzaine d’années à Paris, d’abord comme journaliste, puis comme responsable de la communication interne et du mécénat chez Usinor. Elle séjourne ensuite de nombreuses années au Japon et à Singapour.
Tokyo, où elle a vécu dix ans, lui inspire son premier roman, Baka ! (1995) qui met en scène la détective Louise Morvan. Elle obtient le Grand Prix des lectrices d’Elle 2005 pour Passage du Désir, qui signe l’acte de naissance du duo franco-américain Lola Jost et Ingrid Diesel.
Elle est également l’auteur de Vox (Prix Sang d’encre 2000), Strad (Prix Michel-Lebrun 2001), Guerre sale (élu meilleur polar français 2011 par la rédaction du magazine Lire), Kabukicho (Prix Interpol’Art 2017), Une femme de rêve (Prix Claude Chabrol 2020) et Mousson froide (Prix France Canada 2022).
Depuis six ans, Dominique Sylvain est également directrice éditoriale d’Atelier Akatombo, une maison d’édition dédiée à la traduction d’ouvrages japonais.
Je ne lis pas de polars, mais je lis les siens. Ils sont drôles, érudits, avec des personnages attachants (la vieille Lola et la stripteaseuse Ingrid) ou fascinants (le tueur de Vox restera gravé dans ma mémoire). Ils vous font voyager (mention spéciale pour Kabukicho), et bien sûr, comme dans tout bon polar, le suspens est géré d’une main de maître.
Sans plus attendre, je lui laisse la plume pour partager avec vous sa longue expérience de femme écrivain.
Le satori : l’éveil à l’écriture
[DOMINIQUE SYLVAIN VOUS ÉCRIT]
Après quelques années dans le journalisme puis la communication d’entreprise, j’ai eu envie, au début des années 90, d’écrire de la fiction. Vivre en couple et devenir mère avaient été deux étapes importantes, basiques. Après cela, libre à moi de vérifier si j’étais capable ou non d’écrire un roman. Cela a coïncidé avec la période où nous sommes partis vivre en famille à Tokyo. Je cherchais un sujet, arrivée sur place j’ai eu une sorte de satori.
J’ai choisi de raconter l’histoire d’une fille débarquant au Japon sans en connaître ni la langue ni les codes. À partir de là, chacune de mes journées est devenue « utilisable », transposable dans ma fiction. Cela créait une sensation de réalité augmentée. Cela conférait une profondeur supplémentaire à mon expérience d’expatriée.
Le réel reste toujours ce matériau permanent, ce territoire à explorer.
Je me souviens d’une scène quand j’avais une dizaine d’années. Nous avions traversé la France en voiture avec mes parents et ma meilleure copine, nous venions d’arriver à Cannes en pleine nuit. L’air était à la fois doux et électrique. J’ai eu l’intuition que je pourrais un jour m’exprimer artistiquement, pour témoigner de l’étrange beauté du monde.
Quand je suis devenue auteure, j’ai renoué avec cette gamine certes un peu exaltée, mais qui m’avait montré la voie.
L’écriture comme une conversation
L’écriture devait être un besoin profond, j’imagine, car, avant de m’exprimer dans mes romans, il m’arrivait parfois d’écrire dans ma tête. Je réécrivais des conversations que j’avais eues. Heureusement, je n’ai plus besoin de faire cela aujourd’hui !
En tout cas, même si écrire ne permet pas de générer une véritable conversation entre le lecteur et l’auteur, cela offre quelque chose qui y ressemble.
Un long moment empathique. En tant que lecteur, on réagit aux émotions que l’auteur nous propose. Dans la vie de tous les jours, cela n’arrive jamais à ce point. Qui plus est dans cette époque où beaucoup s’invectivent sur les réseaux sociaux. Face à cette foire d’empoigne, la littérature est un outil pour que subsistent la tolérance et l’écoute.
C’est à Montaigne que je dois ma première véritable émotion littéraire (et aux copieux manuels scolaires Lagarde et Michard de l’époque). Je devais avoir 12 ans, « entendre sa voix » m’a touchée en plein cœur. J’avais l’impression qu’il me parlait alors que nous ne vivions pas dans le même espace-temps et n’avions rien en commun à part notre humanité. J’ai senti que la littérature tissait des liens au-delà de l’âge, du genre, de la nationalité, etc.
Dans ce domaine, je n’ai pas changé. Un auteur ne m’intéresse qu’à travers sa sensibilité et son talent.
Il me semble que créer des personnages impose une certaine schizophrénie afin de s’oublier et de se glisser dans la peau d’autrui. C’est même l’un des grands intérêts de ce métier. Penser l’autre. Ressentir l’autre. Et parler à l’autre.
Une bagarre contre soi-même
Si j’ai un roman en cours, je m’y consacre pleinement.
Je vis cela comme une bagarre contre moi-même, que je dois gagner.
C’est assez physique. Et la raison pour laquelle je vais au club de gym six jours sur sept. Dans le temps, je faisais du karaté, parce que c’était plus mon genre que la danse classique. Maintenant, je fais dans le succédané. Le body combat. Une sorte d’aérobic inspiré des arts martiaux et qui t’autorise à beugler comme Bruce Lee. C’est bien, ça muscle et ça calme les nerfs.
Le format du roman exige de l’énergie et de tenir sur la longueur. Il me faut de longues plages de temps afin de capturer l’histoire. Savoir où je vais. En général, je me documente, puis je bâtis un plan détaillé. Ensuite, je passe à l’écriture, et je suis fréquemment amenée à modifier le plan.
Écrire me fait passer dans un état particulier : le paysage se révèle petit à petit comme dans ce jeu vidéo où le territoire à conquérir est embrumé, puis se dégage au fil de la progression du ou des combattants.
Je fournis à mon éditrice le texte le plus abouti possible.
Écrire au féminin ?
Plutôt qu’écrire au féminin, ce que j’aime toujours, même après trente ans de carrière, c’est écrire, tout simplement. Mon point de vue sur la question est « universaliste ».
Il y a des auteures qui s’inscrivent clairement dans une démarche féministe, comme Louise Mey ou Marion Brunet dans le domaine du roman noir. Elles souhaitent mettre en exergue le point de vue féminin.
Et puis, on peut percevoir dans certains romans une « sensibilité féminine » évidente. Je pense par exemple au Marin de Gibraltar de Marguerite Duras, qui me semble nimbé d’une sensualité féminine. Pour autant, un romancier très doué aurait peut-être pu écrire une telle œuvre, en s’imaginant femme.
L’aspect « écrire au féminin » se retrouve peut-être dans mes personnages. Pour mon premier roman, Baka !, ayant constaté que dans le polar les héroïnes ne se bousculaient pas au portillon, j’avais opté pour une détective/femme fatale, Louise Morvan. Mais mon idée était plutôt de combler ce vide par souci d’originalité, plutôt que pour m’inscrire dans une démarche féministe. À cette époque, j’admirais déjà Elmore Leonard, l’un des rares à proposer des héroïnes intéressantes. Plus tard, par exemple, Denis Lehane m’a émue avec Mystic River, en partie à cause de la justesse du personnage d’Annabeth, la femme de l’ex-taulard Jimmy. Une badass, mais calme, qui exerce une influence sur son dur à cuire de mari.
Petite confidence, j’avais envisagé d’écrire un roman dans lequel il n’y aurait que des femmes, en pensant au film The Women, sorti en 1939. Son réalisateur, George Cukor, était sans doute très en avance sur son temps puisque la distribution était exclusivement féminine. Mais bon, je ne l’ai pas fait.
Quoi qu’il en soit, les auteurs qui me touchent sont, au-delà de leurs discours, surtout ceux qui déploient une esthétique. Par exemple, au Japon, Natsuo Kirino a créé une œuvre superbe, très singulière. Même chose pour Mo Hayder. Elle a écrit un certain nombre de thrillers assez violents qui m’avaient peu intéressée. Et, un jour, elle a écrit Tokyo. Un roman au souffle incroyable. Certes, il évoque une tragédie qui n’aurait pu arriver qu’à une femme, cependant, l’important c’est la beauté noire de cette œuvre. Et l’écriture, superbe.
Être femme dans le polar
Être un homme qui écrit, c’est considéré comme sexy. Mais nous, les auteures, ce n’est pas l’effet que nous produisons. J’avoue que cela m’amuse.
Il m’est souvent arrivé qu’un lecteur me dise lors d’un festival : « Ah, en vous lisant j’avais pensé que vous étiez un homme. » Ce genre de réactions ne me déplaît pas. Je n’aime pas être définie par mon genre.
En tout cas, je pense que le travail des auteures est respecté. Ce qui n’était peut-être pas le cas par le passé. Néanmoins, il ne faut pas généraliser. Jane Austen, puis les sœurs Brontë ont fait un malheur à leur époque, non ?
TOP 10 des polars au féminin
Des polars écrits par des femmes, ou avec des personnages féminins marquants, ou encore abordant des problématiques qui parlent aux femmes.
Toute la série des Ripley de Patricia Highsmith, et notamment le premier : Le Talentueux M. Ripley.
Out de Natsuo Kirino, qui raconte l’amitié et le secret sanglant d’un groupe de femmes…
… et également Disparitions de la même auteure qui suit une femme dont l’enfant a disparu.
… et Les lieux sombres sont deux excellents romans de Gillian Flynn mettant en scène des personnages féminins marquants.
Elmore Leonard était très fort pour imaginer de beaux personnages féminins, je pense notamment à Loin des yeux…
… Punch créole…
… ou La Joyeuse kidnappée.
30 ans d’expérience
À mes débuts, j’ai eu la chance d’être publiée par Viviane Hamy, une éditrice indépendante qui venait de créer sa collection Chemins nocturnes, dédiée au polar à l’époque où il n’avait guère le vent en poupe. Une formidable découvreuse de talents et aussi une passionnée totale de littérature. Elle est intense, parfois vampirisante, nous avions des discussions vraiment intéressantes. Viviane aime les textes ambitieux et elle nous poussait, nous les auteurs de sa maison, à toujours aller plus loin.
Aujourd’hui, certains éditeurs me semblent beaucoup plus prudents et plus préoccupés par le marketing que par la littérature.
En même temps, je les comprends. En trente ans, le monde de l’édition a beaucoup changé, les livres sont chers, mais les moyens financiers des lecteurs ont fondu comme neige au soleil. Et puis le livre n’est plus aussi central dans la vie des gens, la proposition culturelle s’est beaucoup diversifiée.
Pour ma part, je continue d’écrire même si, à l’instar de beaucoup d’auteurs, mes ventes se sont réduites. Tout simplement parce que j’aime terriblement cela.
Par exemple, je suis heureuse d’avoir pu écrire un texte de commande pour les éditions Rivages. La série s’appelle New York Made in France. Le seul impératif était d’écrire un « roman noir américain » d’environ 400 000 signes, se déroulant dans un quartier de la ville et de penser à une playlist. J’ai adoré travailler sur ce projet et je l’ai vu aussi comme un hommage à tous ces grands auteurs américains que j’admire : Raymond Chandler, Ed McBain, Chester Himes, Richard Brautigan, Elmore Leonard, etc. J’ai donné un simple pitch à Jeanne Guyon, elle m’a laissé carte blanche. Je me suis sentie libre. Une bouffée d’air frais. Le roman s’appelle L’Inconnue de Brooklyn et sortira début 2025.
Mes relations aux lecteurs ont aussi évolué. Je n’ai plus envie d’essayer de séduire les lecteurs qui vont et viennent dans les festivals comme jadis. Je suis à leur disposition s’ils veulent me parler, mais je ne m’efforce plus.
Lors des tables rondes et autres conférences, je m’ouvre aux autres auteurs présents. Je vois cela comme un échange, sinon chacun vend sa sauce, aucun intérêt. J’aime beaucoup ces moments où l’on se retrouve entre auteurs et pros de l’édition lors de ces salons, les dîners où les gens se lâchent un peu. C’est tout de même un milieu dans lequel les échanges sont souvent captivants et drôles.
En tout cas, pour le moment, je cherche un sujet. Je classe ma doc, je passe en revue tous les extraits de presse que j’ai récoltés, j’écoute. Je lis des auteurs dont on m’a parlé pour « voir comment c’est fait ». Je patauge, je suis en jachère. Bref, on verra bien.
Mais c’est toujours la même histoire dans le fond. Tel le capitaine Achab, je cherche ma baleine blanche.

Conseils aux jeunes écrivaines
Lire beaucoup et les meilleurs.
Et ne pas avoir peur de commettre des erreurs pour trouver « sa voix ». Chaque auteur a la sienne.
Mieux vaut aimer prendre des risques pour produire des textes intéressants.
Et rester zen. À cause des difficultés que j’évoquais précédemment. Il y a plus d’auteurs qu’avant et moins de lecteurs, c’est un fait. Rien n’est facile, même si les éditeurs sont toujours à la recherche de nouveaux talents.
Après 30 ans de carrière, j’ai un peu de recul pour identifier mon processus personnel d’écriture.
J’ai besoin de me mettre en immersion pour me glisser dans la peau des personnages, saisir leurs liens. Il y a une cristallisation qui arrive à un moment donné, à cause de cette immersion. Il faut se laisser envahir par le texte, et lâcher prise. Et pour ma part, je n’aime pas m’isoler. Je laisse toutes les portes ouvertes. Le chantier se fait à ciel ouvert. Ce que je lis, entends, découvre peut à tout moment être intégré dans le roman en construction.
J’ai aussi une impression récurrente…
Je ne suis pas certaine que l’histoire soit très centrale dans un roman. Je pourrais écrire sur n’importe quoi. D’ailleurs, depuis les Grecs, on raconte toujours les mêmes histoires basiques. Ce qui compte, c’est le regard que l’on porte et le style. Les interstices de l’histoire, les vibrations.
En ce moment, je suis en train de lire un polar bien ficelé, je veux savoir comment il va se terminer, mais je sais bien que dans quelques semaines, il sera oublié. En revanche, je n’oublierai pas l’émotion éprouvée en lisant certains auteurs qui savent « où placer la caméra », quelle couleur capter, quelle musique déployer.
Des artistes, pas de simples raconteurs d’histoires.
Et vous ? Quel a été votre satori ?
À quel moment avez-vous senti qu’il vous fallait écrire ? Que l’écriture serait fondamentale dans votre vie ?
Ou votre satori s’est-il fait autour d’un autre sujet ?
Racontez-nous votre expérience en commentaire ou en m’écrivant à mathilde.desache@gmail.com !
C’était la troisième édition de ce format de lettre « Une chambre à soi » qui vous invite dans l’intimité d’une femme écrivain.
Dans la précédente édition, c’est la romancière Sylvie Poulain qui vous écrivait pour témoigner de ses difficultés à se sentir légitime.
Plus qu’une interview, c’est un moment de sororité que je cherche ainsi à créer entre une femme de lettres et vous, mes chères lectrices.
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J’ai beaucoup aimé rencontrer cette autrice !