#9. Ecrire sa mère
De la maturation de l'écrivain à travers sa relation à sa mère + le top 10 des livres sur la figure maternelle
Cette semaine, je voudrais vous faire part d’un essai qui éclaire le processus de maturation de l’écrivain à travers sa relation avec sa mère. Il s’agit d’Ecrire sa mère - A la recherche de l’amour perdu du psychiatre Robert Neuburger.
“Je me disais qu’on n’écrit que pour sa mère, que l’écriture et la mère ont partie liée, qu’un écrivain dédie ses pages non pas à celle qui a vieilli quand il est lui-même en âge d’écrire et de publier, mais à la jeune femme qui l’a mis au monde, à celle dont on l’a séparé le jour de sa naissance.”
François Weyergans, Trois jours chez ma mère
Manque ou excès d’amour maternel ?
Pour nombre d’écrivains, consciemment ou non, l’acte d’écrire part de l’amour maternel. L’auteur distingue deux types d’écrivains :
ceux qui ont été mal aimés, comme Delphine de Vigan par exemple qui a grandi avec une mère bipolaire ou bien Gisèle Halimi dont la mène ne la touchait jamais ;
ceux qui ont été trop aimés, ce qui est tout aussi problématique ! Un amour passionnel n’est pas maternel… On pense tout de suite à Romain Gary par exemple.
Or l’amour maternel joue un rôle clé dans la construction de soi et surtout le sentiment d’exister et d’avoir de la valeur.
Mal-aimés ou trop-aimés vont grâce à l’écriture retrouver un appétit de vivre.
Les étapes de construction d’un écrivain
Robert Neuburger propose 6 étapes dans la construction de ces écrivains :
1. Le traumatisme.
Un jour, l’enfant ouvre les yeux sur cette évidence : ma mère ne m’aimera jamais comme je l’aime. Le manque de gestes d’amour, les gestes de rejets, les paroles assassines, les abandons, la jalousie, ont pu exister bien avant sans que l’enfant ne perde espoir. Mais un événement va brutalement le dessiller. Delphine de Vigan par exemple évoque un accident de voiture où sa mère s’est précipitée pour sortir sa petite soeur du véhicule en criant “Ma fille !” et en l’oubliant elle… La perte de croyance en l’amour maternel est toujours traumatique et s’accompagne longtemps de culpabilité, une manière de décharger la mère de toute responsabilité.
Chez les trop-aimés, la prise de conscience se fait bien plus tard, à l’âge adulte le plus souvent. Une certitude germe : ils n’ont pas pu être des enfants dans cette relation d’amour exclusif avec leur mère. Ils ont été la poupée ou le remplaçant du mari. D’où le sentiment de devoir couper les ponts avec l’enfance pour enfin devenir pleinement adulte.
2. La lecture refuge et l’écriture consolatrice
L’auteur observe qu’après ce traumatisme, la plupart des enfants futurs écrivains vont trouver refuge dans la lecture. Ils fuient la réalité ou cherchent des réponses. Puis pour combler le vide, ils vont se mettre à écrire.
“L’écriture est devenue leur mère consolatrice. Ecrire, pour eux, pour elles, c’est s’embrasser, se raconter des histoires comme si c’était la mère qui les racontait. L’écriture est le substitut d’un manque de mère. Elle est leur confidente, l’interlocutrice qui sait écouter, consoler. Elle prend la place d’une mère qui n’a pas entendu, qui n’a pas voulu ou pu entendre. Elle est la mère qu’ils n’ont pas eue, une mère rêvée.”
Chez les trop-aimés, l’écriture sera plutôt l’enfant du couple incestueux qu’ils forment avec leur mère. Pour l’enfant-écrivain, c’est la seule possibilité d’avoir une relation autre qu’avec sa mère, sans lui faire de l’ombre.
3. Le journal intime
La pratique du journal intime va être très courante chez ces écrivains. On pense par exemple à Annie Ernaux. Il permet de déposer le vécu, laisser une trace, se débarrasser de pensées gênantes, mais aussi de croire à ce que l’on a vécu.
“L’absence d’un tiers à qui se confier, à qui confier ses doutes sur ce qu’on perçoit, en particulier des comportements des adultes qui nous entourent, est peut-être la raison, ou l’une des raisons, de cette nécessité d’écrire un journal intime : écrire pour pouvoir se croire, pour entendre ce que pense et perçoit celui qui écrit.”
4. Le roman
Certains vont directement passer à l’étape du roman. Parce qu’il souffre de l’absence de réponses à ses questions au sujet du comportement maternel, l’écrivain va avoir recours à l’imagination.
Mais le roman est aussi une sublimation : il permet de transformer le réel en histoire.
Souvent, la première lectrice sera la mère ! Pour les malaimés, c’est une énième tentative de reconnaissance ; pour les trop-aimés, c’est l’équivalent d’un bouquet de fleurs offert à celle qu’on aime plus que tout.
5. La publication
Dans ce contexte, la publication revêt une importance primordiale. En quête d’identité, les malaimés vont chercher auprès d’un éditeur la reconnaissance qui leur a manquée et leur permet d’exister. Les trop-aimés, eux, vont enfin pouvoir nouer une relation symboliquement importante avec un tiers qui ne sera pas la mère. Derrière cet enjeu de la publication, il y a le “désir d’être aimé par le lecteur : une réparation pour les malaimés, une consolation pour les trop-aimés”.
Après cette première publication, ils entrent dans une course infernale. Il faudra continuer d’écrire, encore et encore, car l’écriture n’aura pas eu la valeur thérapeutique qu’ils espéraient.
6. La mort de la mère et l’autobiographie
La mort de la mère va constituer le second traumatisme et va être souvent l’occasion d’un ouvrage dédié à leur relation. Pour les trop-aimés, c’est le moment où ils quittent enfin l’enfance : ils deviennent fils de personne… orphelins. Les malaimés eux, doivent renoncer à leur espoir toujours vivace d’être aimés comme ils l’auraient souhaité.
Dans ce contexte, l’écriture sera un moyen de se prendre soi-même dans les bras, de se consoler, de ressusciter la mère dans un livre, et enfin de se réconcilier : prendre aussi sa mère dans les bras. C’est le temps de l’autobiographie.
“Le pas suivant est important. Pour les malaimés, il consiste à prendre sa mère dans ses bras, rapprocher la mère réelle de la mère rêvée, à réconcilier ces deux images, ces deux mères. Pour y arriver, nos auteurs vont continuer à faire ce qu’ils savent faire: écrire. A défaut d’une mère aimante, ils vont tenter de créer une mère aimable.”
Et vous, où en êtes vous dans cette maturation ? Que vous évoque ce parcours ?
La “mère-écriture”
Voilà résumées les 6 étapes que décrit Robert Neuburger dans Ecrire sa mère. Je vous invite à vous plonger dans cet ouvrage où vous trouverez de nombreux exemples d’écrivains reconnus auxquels peut-être vous vous identifierez.
Une formule m’a particulièrement touchée : celle de la “mère-écriture”.
On n’a pas besoin d’avoir eu une mère malaimante ou trop-aimante pour se l’approprier. Entre Folcoche (la mère d’Hervé Bazin) et Mina (celle de Romain Gary), il y a de la place pour des mères suffisamment bonnes !
Néanmoins, il y a toujours en nous une mère idéale à laquelle notre mère réelle ne correspond pas tout à fait. Et cet écart, même infime, est une porte vers l’écriture. A chaque fois qu’on le ressent, que notre mère nous fait l’affront de ne pas être celle qu’on aurait aimé qu’elle soit, la “mère-écriture” est là pour nous consoler, nous envoler, nous faire grandir.
Jusqu’au jour où l’on renonce à ses peurs et ses désirs infantiles pour mûrir, devenir adulte… et un écrivain accompli. J’en parlais dans ma lettre précédente avec l’ouvrage d’Eudes Séméria Ecrire - Dépasser les peurs qui nous limitent.
Et je termine par une dernière citation que j’ai trouvée très puissante :
“Avoir choisi l’écriture pour se faire exister les plonge dans un paradoxe, le paradoxe de Russell. Pour exister, les auteurs s’appuient sur un tiers qui n’est autre qu’eux-mêmes. Ils ont fait un choix très particulier, celui de ne plus dépendre des autres êtres humains - ni des relations, ni des appartenances - pour se sentir exister. Ils vont tenter quelque chose d’extraordinaire, l’auto-appartenance, se faire exister par eux-mêmes à travers l’écriture.”
Exercice d’écriture
Pas de littérature cette semaine, pas de style, mais de la sincérité, j’ai une simple question pour vous :
Consigne :
En quoi votre mère mérite-t-elle un roman ?
Racontez-le en 1 page.
Vous pouvez m’envoyer vos textes à mathilde.desache@gmail.com
Hâte de vous lire !
Mon Top 10 des livres sur la figure maternelle
NB : j’ai rassemblé ici des livres sur la relation des auteurs à leur mère. Une prochaine édition de cette newsletter sera dédiée au fait d’être écrivain et mère. Et encore une autre à celui d’être écrivain et non-mère. Patience !
Le Livre de ma mère d’Albert Cohen
Vipère au poing de Hervé Bazin
La promesse de l’aube de Romain Gary
Toutes les femmes sauf une de Maria Pourchet
Journal d’un amour perdu d’Eric-Emmanuel Schmidt
Frappe-toi le coeur d’Amélie Nothomb
Fille de Camille Laurens
Une femme et Je ne suis pas sortie de ma nuit d’Annie Ernaux
Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan
Fritna de Gisèle Halimi
Et j’ajouterai 2 essais pour nourrir votre réflexion sur le sujet :
L’amour en plus d’Elisabeth Badinter
Vos parents ne sont plus vos parents d’Emmanuel et Marie-France Ballet de Coquereaumont
Ma vie d’écrivain
Après 10 éditions de cette newsletter dans lesquelles j’ai tenté plusieurs pistes, je vous sollicite pour m’aider à affiner sa direction en fonction de ce qu’il vous plaît.
Que faut-il garder ? Sur quoi faut-il se concentrer ?
N’hésitez pas à m’écrire pour me faire part de vos suggestions → mathilde.desache@gmail.com
Faites un cadeau à une amie : parlez-lui de cette newsletter !
J'ai lu cette newsletter aujourd'hui et je me retrouve dans un cas particulier : j'écris en anglais justement pour que ma mère ne me lise pas 😅 je me demande ce que ca veut dire de notre relation !