#24. Mère écrivante
[Book Boost] Maternité & Création. Comment créer quand on est dans les couches ? La maternité épuise-t-elle notre énergie créative ? Comment marier la blancheur du lait à la noirceur de l'encre ?
Pendant toute ma grossesse et la première année de ma fille, je n’ai presque pas écrit une ligne. J’avais l’impression que la maternité me dévorait.
J’ai d’abord mis ça sur le compte de la fatigue, les nuits courtes, la charge mentale… Mais ma fille a grandi, une routine s’est installée, mes nuits sont redevenues normales, et pourtant… comme il était dur de créer !
J’ai alors compris que la maternité puisait dans la même jauge d’énergie que la créativité. J’en ai ressenti un profond tiraillement. La maternité me détournait de l’écriture, de mon ikigaï. Un déchirement. Un asservissement. Beaucoup de colère. De honte aussi. Me fallait-il choisir entre être écrivain ou être une bonne mère ?

Comme souvent, ce sont les livres qui m’ont aidée à dépasser ce dilemme.
Je vous propose donc aujourd’hui un Book Boost sur le thème « Maternité & Créativité », avec un TOP 10 des livres sur le sujet.
Écrire, au féminin est une newsletter qui t’envoie chaque mardi une dose d’inspiration pour conquérir ta liberté de femme à travers l’écriture et la lecture : témoignages d’autrices sur leur procédé d’écriture, listes de lecture thématiques, matière à réflexion sur notre condition de femme, exercices et conseils d’écriture… Si tu as envie de suivre cette publication et de la soutenir, abonne-toi et parles-en autour de toi.
Premier réflexe : FUIR avec Julia Kerninon
Dans Toucher la terre ferme, Julia Kerninon s’autorise une pensée interdite. Elle vient tout juste d’accoucher, elle est avec son bébé sur le parking de la maternité et là elle se dit : et si je fuyais ? Laisser le bébé au père et prendre le large. Reprendre sa vie d’avant.
Violent n’est-ce pas ? Mais libérateur.
« Ce que j’avais appris ce jour-là, c’était que si j’étais incapable de m’imaginer les abandonner, mon amour pour mes enfants ne signifiait presque rien. Parce que c’est précisément de résister à cette tentation jour après jour qui fait la valeur de mon amour, qui lui donne sa profondeur. Mes livres ne sont pas là pour attester ma bonne conduite. Mon écriture est là pour témoigner de ce que j’ai vu, de ce que je sais. Evidemment que je me trahis dans mes livres, mais il n’est pas censé en être autrement. »
Dans ce petit livre très intime, l’autrice nous partage ses réflexions sur comment rester soi-même tout en devenant mère, comment dépasser l’ambivalence qui torture la mère écrivante et sur ce que la maternité a apporté à son écriture.
« Toutes les mères étaient encore, quelque part dans le secret de leur tête, la personne qu’elles avaient été auparavant, parce qu’on ne change pas vraiment, au fond. On devient simplement plus intensément soi-même. »
J’ai tout simplement adoré ce livre.
Le bébé vortex avec Amandine Dhée
Pendant sa grossesse et les premiers mois de son enfant, Amandine Dhée écrit un petit livre drôle et touchant qui libère des injonctions à être une mère parfaite : La femme brouillon.
Elle nous parle de sa culpabilité à faire garder son enfant parce que, quand même, elle n’a qu’une envie, c’est de profiter de la vie ! Avoir du temps pour écrire et « glandouiller ».
« Le meilleur moyen d’éradiquer la mère parfaite, c’est de glandouiller. Le terme est important car il n’appelle à aucune espèce de réalisation, il est l’ennemi du mot concilier. Car si faire vœu d’inutilité est déjà courageux dans notre société, pour une mère, c’est la subversion absolue.
Le jour où je refuse d’accompagner père et bébé à un déjeuner dominical pour traîner en pyjama toute la journée, je sens que je tiens quelque chose. »
Elle parle du « bébé vortex » qui remplit tous les temps morts, colonise son cerveau, tue son imaginaire. « Même absent, le bébé m’accapare », dit-elle.
Et c’est exactement cela que je ressens quand il m’est impossible d’écrire une ligne alors même que j’ai dormi, que j’ai enfin du temps et que je sais très bien quelle est la prochaine scène à écrire dans mon roman.
Je comprends ainsi que ce n’est pas d’énergie dont je manque principalement avec l’arrivée de l’enfant, pas même de temps, non je manque « d’espace à l’intérieur ».
« Fini le temps mort, le temps mou, pendant lequel la pensée s’étire et offre des surprises. Le bébé se faufile dans le moindre interstice. Pire, les activités en dehors de lui sont les interstices.
Je me dilue comme du lait en poudre. Je ne m’appartiens plus. J’ai besoin de sortir du corps, de stimuler mon intelligence. Sinon, comment tenir debout ? Je tente d’écouter une émission de radio avec le bébé, je tente de lire un roman avec le bébé. Ça ne marche jamais. Le bébé vortex aspire tout. »
Se détourner du foyer avec Leïla Slimani
Le bébé a 3 mois et c’est une évidence : si je veux écrire, il faut le mettre à la crèche ou chez une assistante maternelle. Pourtant, je ne suis pas contrainte par des horaires de bureau, je travaille à domicile, je pourrais m’arranger pour passer plus de temps avec lui, n’est-ce pas ? Pire encore, mon travail n’est pas suffisamment rémunérateur donc ce n’est pas lui qui va nourrir mon enfant… La culpabilité me ronge.
Jusqu’à ce que je lise Comment j’écris de la Prix Goncourt Leïla Slimani. Elle aussi fait garder ses enfants pour écrire tranquillement. Ouf !
Elle met des mots sur cette décision : assumer son égoïsme.
Une femme qui écrit doit apprendre à être une femme égoïste, pire une mère égoïste.
D’ailleurs, j’écris cette phrase pendant que mon mari prépare le déjeuner et que ma belle-mère garde ma fille…
Leïla Slimani rappelle cette phrase de Simone de Beauvoir : « Comment voulez-vous que les femmes aient du génie quand elles n’ont même pas la possibilité de produire des œuvres ? »
« Ecrire, c’était se détourner du foyer, se détourner des enfants et se détourner aussi de l’espèce de pudeur, de discrétion qui était considérée comme intrinsèque aux femmes, car dès que vous écrivez, dès que vous prenez la plume, dès que vous décidez d’être publiée, en tant que femme, par rapport au rôle social des femmes, c’est extrêmement subversif puisque vous acceptez de vous mettre à nu. »
Quand est-ce qu’on écrit ? avec L’Iconoclaste
Les éditions L’Iconoclaste ont publié un recueil en 2024 intitulé Etre mère qui rassemble des témoignages de femmes écrivains sur la maternité : l’accouchement, l’allaitement, la charge mentale, le changement de vie, la peur et la vulnérabilité, la conciliation entre maternité et écriture.
Un très beau florilège à offrir à toutes les jeunes mamans.
Parmi ces textes, j’ai particulièrement apprécié celui de Claire Berest qui nous emporte dans le torrent de pensées et d’émotions contradictoires de la jeune mère, et bien sûr celui de Julia Kerninon.
Elle témoigne que, lorsqu’elle écrit ou qu’elle est en tournée littéraire, elle peut complètement oublier qu’elle a des enfants. Elle n’est donc pas du tout mère. A l’inverse, lorsqu’elle passe du temps avec ses enfants, elle s’oublie elle-même.
« Parfois je suis une mère sans m’en sentir une, parfois je suis une mère sans avoir l’impression d’exister encore en tant que personne.
(…) Parfois je ne peux pas être leur mère. Ma tête est ailleurs, je suis plongée trop profondément dans un livre. Les gens me demandent souvent si les enfants ont entravé mon écriture – mais personne ne devine que parfois l’amour des livres m’empêche d’être une mère. »
Il y a un passage très drôle où elle nous raconte comment ça se passe d’essayer d’écrire avec des enfants qui jouent à côté et l’interrompent sans vergogne.
Elle évoque son goût du challenge et utilise une métaphore sportive : avant, écrire c’était comme jouer au badminton. Maintenant qu’elle est maman, elle joue au squash. « Les enfants rehaussent subtilement le niveau de jeu ».
TOP 10 des livres sur la maternité et la création
Toucher la terre ferme de Julia Kerninon : voir ci-dessus.
La femme brouillon d’Amandine Dhée : voir ci-dessus.
Etre mère, recueil publié chez L’Iconoclaste : voir ci-dessus.
Mères sans filtre : dans le même esprit, un recueil publié chez Solar en 2023 rassemble des textes de mères écrivantes sur leur expérience.
Lait noir d’Elif Shafak : c’est à elle que j’ai emprunté l’expression « marier la blancheur du lait à la noirceur de l’encre ». Elle témoigne de la crise d’identité que rencontre la femme qui souhaite à la fois être mère et écrivain. A mi-chemin entre le roman, l’autobiographie et l’essai littéraire.
La résurrection de Joan Ashby de Cherise Wolas : un roman qui raconte l’histoire d’une femme prête à tout pour devenir écrivain, mais qui finalement se retrouve emportée dans le trou noir de la conjugalité et de la maternité…
Mère d’invention de Clara Dupuis-Morency : ici, la femme écrivain est motivée pour être avant tout une super maman. Bien sûr, son écriture en pâtit : « c’est l’écriture qui finit par en souffrir, fatiguée, exténuée, on sent qu’il ne reste pour écrire qu’un zombie, une volonté exsangue ».
J’ajoute 3 romans sur la maternité en général par des autrices à la plume magique :
Apaiser nos tempêtes de Jean Hegland : l’autrice du célèbre Dans la forêt a écrit avant ce gros roman sur la maternité. Deux destins parallèles de femme en Amérique, l’une choisit d’avorter, l’autre non. Ce choix déterminera le cours de leur vie.
Une longue impatience de Gaëlle Josse : l’une de mes autrices préférées, elle peut écrire sur n’importe quel sujet, c’est toujours sublime, subtil, délicat… bref magique. Ici, une mère attend le retour de son enfant qui a fugué.
La noce d’Anna de Nathacha Appanah : dans ce roman, l’autrice mauricienne donne la parole à une mère qui marie sa fille, l’occasion de se plonger dans ses souvenirs de jeune femme et de renouer avec ses rêves et ses envies.
Pour terminer et nourrir votre réflexion sur cette ambivalence que l’on peut ressentir entre la nécessité d’être une bonne mère et notre aspiration à nous épanouir en tant que femme, notamment dans une dimension artistique, je vous propose la lecture de deux essais :
La mère suffisamment bonne de Donal W. Winnicott : ce psychologue est la référence sur la maternité. Il est notamment à l’origine du concept de « préoccupation maternelle primaire ». Dans les premiers mois de vie de l’enfant, sa mère est biologiquement programmée pour être à l’affut de ses besoins, s’inquiéter pour lui, être au diapason de son bébé.
L’amour en plus d’Elisabeth Badinter : la femme de lettres réfute l’idée qu’il existerait un amour maternel naturel et s’appuie pour cela sur une étude sociologique de la maternité à travers l’Histoire, du XVIIe au XXe siècle.
Mère, écrivez !
En conclusion, prenez la plume pour écrire votre vécu de mère !
Vous rendrez service à d’autres femmes en proie au désarroi, à la culpabilité, à l’ambivalence, pendant cette période où nous donnons la vie pour la première fois et où nous sommes si fragiles.
Il faut donner à voir (à lire !) le vécu protéiforme de la maternité pour que chacune se sente en droit de diverger de la norme et trouver son propre équilibre entre maternité et création.
« Avoir des enfants nous fait peur et nous rend fortes, nous égare et nous retrouve, nous empêche et nous autorise, nous pèse et nous grise, ne nous apprend rien sinon que tout restera toujours à apprendre. La maternité est une folie et une éducation, elle est un risque et une ambition, et comme tous les sujets importants elle mérite d’être servie par des récits, parce que ce sont les histoires que nous nous racontons qui fondent notre monde. »
Julia Kerninon, dans l’introduction du recueil Etre mère
D’ailleurs, je serais curieuse de lire vos témoignages : quels sont les livres qui vous ont aidées à traverser cette période ? Comment conciliez-vous maternité et création ?
Merci et à la semaine prochaine,
Mathilde
P.S. Sur un thème similaire, ces éditions précédentes vous intéresseront peut-être :
P.P.S. Quand je demande à ChatGPT de me générer une illustration pour cette newsletter, il me produit quelque chose de très nunuche et cliché, une femme qui écrit gentiment avec son bébé sur les genoux. Je lui demande donc une image qui illustre davantage l’ambivalence que peut ressentir une mère qui doit s’occuper de son enfant alors qu’elle voudrait écrire.
Sa réponse : « Je ne peux pas générer cette image car elle enfreint nos règles de contenu. »
Vous voyez : il y a urgence à prendre la plume vous-même sur ce sujet !!!
Fais un cadeau à une amie : parle-lui de cette newsletter !
Très intéressant ! Plusieurs livres étaient déjà dans ma PAL, ça me conforte. Merci !