#15. Transgresser les points de vue
Un autre regard sur les points de vue en écriture. Retour sur le Fauve d'Or du Festival de BD d'Angoulême. Inspirations et conseils pour jouer avec les points de vue.
Le Fauve d’Or du meilleur album de bande dessinée du festival d’Angoulême a été attribué récemment à Deux filles nues de Luz, un travail bougrement étonnant ! L’occasion pour moi d’aborder le sujet crucial des points de vue en écriture.
Deux filles nues : un tableau vous dévoile l’Histoire
Deux filles nues est une bande dessinée qui raconte l’histoire du tableau éponyme d’Otto Mueller à travers tout le XXe siècle.
Mais son originalité est que cette histoire est racontée du point de vue littéralement du tableau. En effet, les cases de la BD sont dessinées de telle sorte à ce que nous, lecteurs, voyions ce que le tableau voit, tout au long de son histoire (réelle, soit dit en passant). Et ça, c’est bluffant.
La conséquence est qu’on ne voit jamais de toute la BD le tableau dont il est justement question dans l’histoire !
L’auteur (ou l’éditeur) a dû avoir pitié de notre pauvre culture et nous en met heureusement une reproduction à la fin de l’album.
Le début est marquant : on lit que des personnages se parlent mais à part ce texte, la page est blanche ! Peu à peu, les coups de pinceaux nous dévoilent petit à petit la scène. Maschka pose pour son mari Otto qui peint le tableau.
Plus tard, lorsque le tableau est exposé à Munich dans le cadre de l’exposition sur “l’art dégénéré” organisée par les nazis, on voit défiler devant lui tous les visiteurs qui le jugent, le commentent ou l’ignorent.
Voici un extrait de la postface écrite par Rita Kersting, directrice adjointe du musée Ludwig de Cologne où le vrai tableau est exposé :
“Deux filles nues risque d'en décevoir plus d'un : ce n'est pas un livre sur deux filles nues. Mais sur une œuvre d'art, dont le voyage à travers les lieux et les époques nous en apprend long sur la force de l'art, sur sa valeur - volatile mais aussi intemporelle - comme sur les tentatives de le faire taire, ainsi que sur l'affection et l'émotion qu'il peut susciter. De fait, le livre devient lui-même une œuvre d'art qui, par son parti pris radical, raconte une histoire de telle manière que son objet central n'est pas lui-même visible; il n'est perçu que grâce à son environnement.”
Un coup de maître du neuvième art et une magnifique illustration de la manière dont on peut jouer des points de vue.
Rappel sur les points de vue en écriture
Vous devez déjà sûrement savoir tout ça, mais au cas où, je me permets un rapide rappel sur la question, avant d’aborder le sujet qui m’enthousiasme : comment chambouler l’écriture as usual en transgressant les points de vue :-)
Le choix du point de vue narratif est une décision stratégique en écriture : il a un impact sur l’immersion du lecteur, le rythme du récit et la façon dont l’information est distillée.
En vérité, vous avez deux questions à vous poser.
1. Qui raconte l’histoire ?
La focalisation définit ce que le narrateur sait et montre au lecteur.
Focalisation interne : Tout est perçu depuis un personnage. On ne sait que ce qu’il sait. Elle peut être limitée (un seul personnage tout au long du roman) ou multiple (plusieurs personnages, avec un point de vue distinct par scène ou chapitre).
Focalisation externe : Le narrateur est une caméra qui observe de l’extérieur, sans accès aux pensées des personnages. Utilisée avec maîtrise, elle peut générer du mystère et du sous-texte.
Focalisation omnisciente : Le narrateur sait tout, voit tout, comprend tout. Il peut voyager dans le temps, entrer dans les pensées de plusieurs personnages et livrer des commentaires sur l’histoire.
2/ Quelle personne grammaticale allez-vous utiliser ?
Le choix du point de vue est lié aussi à la personne narrative.
La première personne ("je") : intime, subjective, elle plonge le lecteur dans la conscience d’un personnage. Elle peut être immersive mais aussi limitante, car le narrateur ne peut relater que ce qu’il perçoit.
La troisième personne ("il/elle") : plus courante, elle permet une plus grande liberté et se décline en plusieurs focalisations.
Ou plus rares, les “tu”, “vous”, “nous” : elles permettent d’impliquer le lecteur ou un autre protagoniste et de jouer avec lui, mais c’est aussi plus risqué.
Jouer avec les points de vue
Quand vous débutez en écriture, mon conseil est de faire simple. Je reprends ma métaphore habituelle de l’apprentissage du piano.
Vous n’êtes pas encore virtuose donc ne tentez pas des expérimentations loufoques ou trop de transgressions. Vous risquez les fausses notes, et surtout de ne pas arriver au bout de votre premier morceau. Donc choisissez entre ce qui se fait le plus couramment : focalisation interne ou omnisciente, “je” ou “il”. Oubliez le roman choral avec 5 personnages narrateurs et les changements de points de vue en cours de route. Apprenez déjà à jouer parfaitement la lettre à Elise avant de vous attaquer à Rachmaninov.
Puis, quand vous avez un peu plus de bouteille, vous pouvez vous amuser. Voici quelques exemples.
1. Raconter une histoire depuis un point de vue peu commun
C’est le cas de Luz avec Deux filles nues qui nous raconte l’histoire d’un tableau à partir du point de vue de celui-ci.
Mais on retrouve le procédé avec toute une littérature adulte qui nous raconte une histoire depuis le point de vue d’un enfant. Je pense au célèbre et sublime En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut ou bien au récent Un éclat rouge de Clémentine Biano que m’a recommandé mon amie écrivain de SF Sylvie Poulain qui nous lit. Une manière de prendre de la distance sur notre perception du monde et des drames familiaux pour les questionner ou les dénoncer.
Une mode récente nous offre des histoires racontées du point de vue des animaux : une jeune renarde pour le roman écologiste Rousse de Denis Infante, tout un bestiaire allant du cafard au loup en passant par la chauve souris pour le roman noir Anima de Wajdi Mouawad, un taureau, un cheval ou une vache pour l’essai d’histoire Le point de vue animal d’Eric Baratay.
Récemment, j’ai particulièrement été bluffée par Madelaine avant l’aube de Sandrine Collette, Prix Goncourt des Lycéens 2024.
[ATTENTION SPOILER, ne lisez pas le paragraphe suivant si vous ne voulez pas vous gâcher une des surprises de lecture.]
[Toute la première moitié du livre est racontée depuis le point de vue de ce qu’on croit être un enfant, le compagnon de jeu de la fameuse Madelaine. Jusqu’à la mort brutale de ce petit narrateur qui se révèle être… un chien. On ne s’y attend pas et pourtant c’est parfaitement cohérent, cela fait sens. Le lecteur s’est fait berner ! ]
Ces tentatives de sortir des sentiers battus nous concernent particulièrement, nous, les femmes, car, en prenant la plume, nous donnons la parole à toute une moitié du monde qui a été occultée en littérature. Nous donnons à voir le monde à travers notre point de vue, dans tous les sens du terme.
2. Alterner les points de vue pour questionner la vérité
Un autre moyen de jouer avec les points de vue est de jongler entre eux pour perdre le lecteur, le faire douter de ce qui est vrai ou pas, et ainsi lui montrer que tout est toujours plus complexe qu’on ne le croit.
En effet, comme dans la vie, chaque protagoniste a une manière bien à lui d’appréhender la réalité et il peut être difficile de trancher sur qui a raison ou pas, qui dit la vérité ou ment… finalement chacun dit la sienne !
Les exemples sont nombreux. Je pense par exemple au roman Les choses humaines de Karine Tuil qui parle d’un procès pour viol et nous fait voir l’histoire à la fois du point de vue de la famille de la jeune fille violée, mais aussi de celle du présumé jeune violeur. On sort de la lecture en se disant que finalement, ce n’est pas si simple d’affirmer qu’il y a eu ou pas consentement… ce qui nous met très mal à l’aise.
Un de mes livres préférés pour sa construction magistrale est Celle que vous croyez de Camille Laurens. Pour tromper son lecteur, l’auteur a joué sur plusieurs formats d’écrits dans son livre, plusieurs points de vue. On a droit à une consultation de l’héroïne avec son psychiatre, le compte-rendu de celui-ci, une lettre écrite par l’héroïne, mais aussi un extrait de son roman et un échange de son époux avec son avocat. Un livre sur le thème des apparences qui a le génie de nous démontrer par l’expérience même de sa lecture les dangers des apparences…
3. Jouer sur l’ambiguïté de l’identité du narrateur/auteur
Quand on lit “Je” dans un livre, est-ce le personnage narrateur qui s’exprime ou bien l’auteur ? Parfois, l’auteur peut jouer sur cette ambiguïté pour donner une sensation de “réel”, de vérité à l’histoire.
Cela m’a marquée dans le dernier livre de Leïla Slimani, J’emporterai le feu. La narration alterne entre des focalisations internes de différents personnages, à la 3e personne. Mais en cours de lecture, je remarque qu’en réalité la narration depuis l’un des personnages (la jeune Mia) se fait parfois à la 1e personne, parfois à la 3e. Je me suis demandée : qu’est-ce qui distingue la “Mia-Elle” de la “Mia-Je” ? Mon hypothèse est que la “Mia-Je” serait un peu Leïla aussi…
L’incipit du livre est parlant sur ce point : le livre commence par l’expérience d’un Covid grave chez Mia qui perd le goût, l’odorat mais a aussi l’impression de perdre la tête ! Tout est narré à la première personne et est très réaliste. On ne connait pas encore le personnage de Mia, mais comme par hasard on comprend qu’elle a du mal à écrire son roman… Alors : est-ce Mia ou Leïla qui parle ? Dans tous les cas, on est happé et on ne lâche plus le livre.
“Je suis restée enfermée. Le monde extérieur a cessé d’exister. Ce n’était pas un sentiment inconnu. Souvent, au cours de l’écriture d’un roman, je m’isole ainsi, chez moi ou dans une maison à la campagne, et je perds la notion du temps. Je n’écrivais pas. Les mots me manquaient. Devant ma page, j’étais comme gelée. J’avais déjà connu des blocages, des manques d’inspiration, j’avais fait l’expérience des crises de rage et de désespoir. Mais cette fois c’était différent. Les mots tournaient dans ma tête, j’étais capable de les penser, de les choisir, mais je n’arrivais ni à les écrire ni à les prononcer. Une nuit, je me suis réveillée en sursaut. J’avais une idée pour mon roman.”
Leïla Slimani, J’emporterai le feu
Cette confusion narrateur/auteur est rudement bien menée dans D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan. Le roman commence avec une écrivain qui a connu un succès fulgurant avec son dernier livre et est en panne d’inspiration pour le suivant. Elle exprime un agacement face à tous ces lecteurs rencontrés qui lui ont demandé incessamment si son livre était “une histoire vraie”. Tous les détails laissent croire que le personnage de l’écrivain dans le livre est réellement Delphine, tout colle avec son histoire dans la “vraie vie”.
Puis, l’intrigue du livre commence vraiment, de plus en plus sombre, une histoire d’emprise, un thriller psychologique… je ne vous en dis pas plus. Et là, le lecteur se sent piégé : il avait tellement envie de croire que le livre était une histoire vraie qu’il s’en est convaincu dans les premières pages (l’auteur l’y a aidé, notamment avec cette ambiguité de la narration en Je), et maintenant l’histoire qui se déroule est tellement affreuse qu’il prie pour que ce ne soit pas vrai !
“Nous sommes tous des voyeurs, je vous l'accorde, mais au fond, ce qui nous intéresse, nous fascine, ce n'est peut-être pas tant la réalité que la manière dont elle est transformée par ceux qui essayent de nous la montrer ou nous la raconter. C'est le filtre posé sur l'objectif. En tout cas, que le roman soit certifié réel ou non ne le rend pas meilleur.”
Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie
Une autre ambiguïté du même genre sur laquelle vous pouvez jouer en écrivant est celle qui vient avec une narration à la 2e personne. Lorsque vous écrivez votre histoire en utilisant le Tu ou le Vous, est-ce le personnage narrateur qui s’adresse à un autre, ou est-ce que vous vous adressez aussi en partie à votre lecteur directement ?
Dans Ce qu’on devient, Anne-Sophie Brasme raconte l’histoire à la 2e personne grâce à un procédé de dialogue entre la femme trentenaire qu’elle est aujourd’hui et qui a mis une croix sur ses rêves, et l’adolescente qu’elle a été et qui était si bien partie dans la vie. Mais lorsqu’elle s’adresse à cette adolescente pour raconter et commenter son histoire avec le recul des années, on ne peut que sentir qu’elle s’adresse aussi un peu à nous. Une manière de s’interroger elle, et de nous interroger nous, sur… ce qu’on devient dans la vie, malgré nos rêves d’enfant.
Exercice d’écriture
Nous allons rire… Voici la consigne :
Racontez votre journée du point de vue de votre téléphone.
Vous pouvez choisir, la 1e ou la 3e personne, comme vous voulez, ou même la 2e. L’important est de lui donner une personnalité tout en jouant sur les limites de sa perception (en a-t-il d’ailleurs ?).
Et vous, où en êtes-vous de ces expérimentations sur les points de vue ?
Si vous écrivez en ce moment un roman ou une nouvelle, qu’avez-vous choisi comme focalisation et comme personne grammaticale ?
Ecrivez-moi : mathilde.desache@gmail.com
Revamping de la newsletter
C’était la 15e édition d’écrire, au féminin. Merci à toutes de me suivre si fidèlement !
C’est toujours un grand plaisir de recevoir vos retours et d’échanger sur ces sujets liés à l’écriture, au féminisme, à la lecture.
Ces premières éditions m’ont permis d’expérimenter plusieurs formats et je vous proposerai maintenant une nouvelle organisation de la newsletter.
Vous la recevrez comme toujours une fois par semaine le mardi.
Au cours du mois, les éditions tourneront sur 4-5 formats différents :
Semaine 1 – Le Book Boost : Des conseils de lecture sur une thématique pour se sentir puissante et conquérir sa liberté de femme. Exemple sur le thème de la relation conjugale :
Semaine 2 – Une chambre à soi : Nous irons à la rencontre d’une femme écrivain pour découvrir son procédé d’écriture et son espace de travail.
Semaine 3 – Mon héroïne : Un portrait de femme méconnue comme un shoot d’adrénaline pour se redonner du courage et repartir au combat.
Semaine 4 – Le labo d’écriture : Un focus sur une notion précise d’écriture ou une invitation à la réflexion pour aller plus loin que les conseils vus et revus sur le sujet. Exemple :
Semaine 5 – Ma cueillette de livres de la saison : littérature contemporaine, bandes dessinées, essais féministes, livres d’écriture, albums jeunesse. Exemple :
Qu’en pensez-vous ?
A la semaine prochaine !
Mathilde
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