#10. Au Japon, un alphabet pour les femmes
L'histoire des hiragana et des idées de lecture sur les femmes et le Japon
J’ai grandi au Japon
Je n’en parle jamais dans mes livres, car passer après Amélie Nothomb, c’est un peu se tirer une balle dans le pied…
Et je n’ai jamais été fan de mangas, animes, cosplay, etc. J’ai toujours été plus sensible aux côtés traditionnels de cette culture.
J’aimais passer des heures à tracer des kanjis, apprendre la langue, faire de la calligraphie, des origamis, accompagner ma mère à la cérémonie du thé et à celle de l’habillage en kimono, au jardin zen, au temple, dans la nature, aux cours d’ikebana et de cuisine aussi.
Pour l’anecdote, elle m’amenait même à l’âge de douze ans à des conférences sur Simone de Beauvoir en japonais. Ça m’a marquée !
Ce qui m’est resté de ces années charnières au Japon est un goût prononcé pour l’esthétique, l’excellence et la réunion des contraires.
Donc aujourd’hui je voulais vous raconter l’histoire fascinante des hiraganas, un des trois systèmes d’écriture du japonais.
On les appelle aussi 女手 : onnade, littéralement “la main des femmes”.
女手, l’alphabet des femmes
À l’époque Heian (794-1185), l’écriture au Japon était dominée par les kanji, des caractères chinois complexes. Leur apprentissage, réservé aux élites masculines, était long et demandait une éducation approfondie. Les femmes, souvent exclues de cet enseignement, ont dû trouver d’autres moyens d’exprimer leurs pensées et leurs émotions.
Les hiragana sont nés de la simplification des kanji. Ce système d’écriture phonétique, fluide et élégant, a été adopté par les femmes de la cour impériale. Loin des contraintes des kanji, les hiragana leur ont permis de créer une littérature unique, empreinte de sensibilité et de poésie.
Cet alphabet, surnommé onnade (女手), littéralement "la main des femmes", est devenu le symbole d’une révolution littéraire. Grâce à lui, des autrices comme Murasaki Shikibu (Le Dit du Genji) ou Sei Shônagon (Notes de chevet) ont pu produire des œuvres magistrales, donnant naissance à ce que l’on considère aujourd’hui comme l’âge d’or de la littérature japonaise.
Les hiragana n’étaient pas qu’un outil d’écriture : ils représentaient une prise de parole dans un monde qui la leur refusait. Par leur écriture, ces femmes ont contourné les limites imposées par la société et ont affirmé leur voix.
Des outils propres aux femmes ?
Cette histoire pose une question intéressante : que se passerait-il si nous avions, aujourd’hui, des outils d’écriture spécifiquement féminins ?
Bien sûr, nous vivons à une époque où les femmes peuvent utiliser tous les moyens d’écriture existants. Mais l’écriture féminine n’est pas seulement une affaire de technique. Elle parle d’expérience, de vision, d’un rapport au monde souvent différent de celui transmis par la tradition masculine.
Imaginez un alphabet contemporain, créé pour raconter ce que l’on n’a jamais raconté, pour capturer la pluralité des vécus féminins. Un outil qui refléterait les sensibilités, les nuances, les luttes et les rêves des femmes d’aujourd’hui.
Dans une édition précédente, je vous invitais déjà à transgresser les codes de l’écriture et explorer d’autres formes.
Peut-être que cet alphabet existe déjà, de manière implicite, dans nos manières d’écrire et de lire au féminin. Peut-être aussi qu’il reste encore à inventer
Exercice d’écriture
Alors au travail !
Imaginez un outil d’écriture pour les femmes, pour raconter ce qui n’a encore jamais été écrit, mettre en valeur “toute cette moitié du monde” que nous sommes.
Quels symboles utiliseriez-vous ? Quelles sonorités incarneraient la voix féminine ? Allez-vous inventer un système de type alphabet (un signe pour chaque phonème), syllabaire comme les hiraganas, logographique comme les kanjis ou pictographique comme les hiéroglyphes ?
Écrivez un court poème ou une lettre dans cette écriture imaginaire, et laissez-le exprimer une part de votre histoire personnelle.
Envoyez-moi vos textes par email à mathilde.desache@gmail.com
Conseils de lecture : le Japon au féminin
Pour prolonger cette réflexion, voici une sélection de livres qui explorent des perspectives féminines dans le contexte japonais :
Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu : une fresque poétique et intime, considérée comme le premier roman de l’histoire (XIe siècle), écrit par une femme !
Notes de chevet de Sei Shônagon : écrit aussi par une femme de la même époque, des pensées et observations sur la vie à la cour de Heian.
Le restaurant de l’amour retrouvé de Ogawa Ito : l'histoire poétique et sensorielle d'une jeune femme qui, après avoir perdu sa voix et son amour, ouvre un restaurant magique où chaque plat répare les cœurs brisés. De manière générale, tous les livres d’Ogawa Ito sont magnifiques.
Les Amants du Spoutnik de Haruki Murakami : l’histoire d’une jeune femme passionnée par l'écriture et son amour non réciproque pour une femme plus âgée. Sinon, mon roman préféré de Murakami reste Kafka sur le rivage.
Kabukicho de Dominique Sylvain : j’ai rencontré Dominique à Tokyo quand j’étais enfant, la première fois que je parlais à un écrivain en chair et en os ! L'intrigue se déroule à Kabukicho, le quartier “chaud” de Tokyo. Une jeune femme qui travaille dans un bar d’hôtesses a disparu et on suit l’enquête menée par son père et sa colocataire pour la retrouver.
Neige de Maxence Fermine : grand choc esthétique ! Dans un Japon enneigé, une jeune fille découvre la beauté fragile de la nature, l’art du haïku et l’amour charnel.
Ni d’Eve ni d’Adam d’Amélie Nothomb : l’histoire d’amour (autobiographique?) entre une jeune française et un jeune japonais. J’ai été pliée de rire du début à la fin. Un de mes livres préférés d’Amélie.
La saga du Clan des Otori de Lian Hearn : vous l’aurez compris, il s’agit d’une liste très personnelle. Cette saga historique teintée d’imaginaire se déroule dans l’univers du Japon médiéval. Elle a nourri mes rêves d’enfant au Japon !
L’art de vivre à la japonaise d’Erin Niimi Longhurst : un petit traité inspirant pour trouver un meilleur équilibre de vie et une initiation à la culture japonaise, très facile d’accès, par une autrice anglo-japonaise.
Nausicaä de la vallée du vent de Hayao Miyazaki : série de mangas d’anticipation écologiste avant l’heure (1982) avec une héroïne guerrière déterminée et ô combien inspirante. Du grand Miyazaki.
Et j’ajoute 10 livres que je n’ai pas encore lus mais qui me tentent bien ! Les avez-vous lus ?
Kitchen de Banana Yoshimoto
Les années douces de Hiromi Kawakami
Le fusil de chasse de Yasuhi Inoué
Des hommes sans femmes de Haruki Murakami
La péninsule aux 24 saisons de Mayumi Inaba
Une langue venue d’ailleurs d’Akira Mizubayashi
Les miracles du bazar Namiya de Keigo Higashino
Celle de l’autre rive de Mitsuyo Kakuta
Seins et Oeufs de Mieko Kawakami
Le jour de la gratitude au travail de Akiko Itoyama
Si cela vous tente d’en lire certains en même temps que moi pour en discuter, façon book club épistolaire, faites-moi signe : mathilde.desache@gmail.com
Hâte de vous lire et à la semaine prochaine !
真知子
(Machiko, c’est le prénom japonais que m’avait choisi ma sensei quand j’étais petite. “Celle qui sait la vérité”… tout un programme !)
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