#30. Le prix de l'encre (épisode 1)
Que faut-il sacrifier pour devenir écrivain ? Comment survivre de sa plume ? Une série en 10 épisodes. Episode 1 : La réalité sur le portemonnaie des écrivains en France.
Quand on décide de devenir écrivain de profession se pose la question de l’argent.
Comment vivre de sa plume ?
Et je dirais même plus, comment SURVIVRE de sa plume ?
C’est l’énigme du siècle. Tous mes amis écrivains planchent dessus (moi aussi) et à ma connaissance, personne n’a trouvé la solution.
Tout le monde galère, mais la plupart le cachent. Il ne faudrait tout de même pas avoir l’air d’un artiste raté ?!

Comme j’ai de quoi écrire une thèse sur le sujet, mais qu’on me dit parfois que ma newsletter est trop longue, cette lettre sera divisée en 10 épisodes :-)
Episode 1 : La réalité sur le portemonnaie des écrivains en France
Episode 2 : Le tabou de l’argent dans le monde du livre
Episode 3 : 5 pistes de ressources complémentaires pour l’écrivain
Episode 4 : 5 autres pistes pour survivre de sa plume
Episode 5 : Et encore 5 autres (c’est dire à quel point on est créatif… et désespéré)
Episode 6 : Le modèle anglo-saxon est-il meilleur ?
Episode 7 : Penser argent tue-t-il la créativité ?
Episode 8 : Les autres sacrifices qu’impose la vie d’artiste
Episode 9 : HEC à la rescousse du business model de l’écrivain
Episode 10 : Appel à l’intelligence collective : méli-mélo de VOS idées et expériences
Écrire, au féminin est une newsletter qui t’envoie chaque mardi une dose d’inspiration pour conquérir ta liberté de femme à travers l’écriture et la lecture : témoignages d’autrices sur leur procédé d’écriture, listes de lecture thématiques, matière à réflexion sur notre condition de femme, exercices et conseils d’écriture… Si tu as envie de suivre cette publication et de la soutenir, abonne-toi et parles-en autour de toi.
Tu seras J.K. Rowling ou rien
Quand je dis aux gens que je suis écrivain, la plupart me regardent avec une lueur dans les yeux.
Quand j’ajoute que j’ai un autre métier à côté pour pouvoir payer mes factures, leurs yeux se brouillent un peu.
Soit ils sont surpris. Soit ils pensent que je suis un écrivain raté.
Il y a une profonde méconnaissance du grand public sur la situation des “artistes-auteurs”.
La réalité, c’est qu’en France, on estime à 1 % la part des auteurs qui vivent exclusivement de leurs livres.
Et encore. Dans ce club très privé, on ne compte pas que des romanciers. Il y a aussi les auteurs de manuels scolaires, les scénaristes de BD, ou les écrivains stars, genre Guillaume Musso (plus de 1,5 million d’exemplaires vendus en 2023).
Quelques chiffres pour remettre l’église au milieu du village (et l’écrivain au milieu du SMIC) :
Le revenu moyen des auteurs du livre en France tourne autour de 23 457 € par an, soit 1,6 SMIC. Et c’est une moyenne pondérée : autrement dit, dopée par les gros revenus. Moins de 2000€ par mois pour une poignée de “privilégiés”.
68 % des auteurs gagnent moins de 1 000 € par an en droits d’auteur. Oui, 1000€. Par an.
Et pourtant, ce ne sont pas des amateurs. Ils publient, travaillent, réécrivent et font la promotion de leurs livres.
Ne pas être J.K. Rowling ne veut pas dire ne pas être bon.
Emily Dickinson a publié 10 poèmes de son vivant. Kafka était employé d’assurance. Pessoa était traducteur.
Le talent n’a jamais payé les factures — pas tout seul.
Entre l’auteur et le lecteur, 6 intermédiaires
On imagine que, quand un lecteur achète un livre à 20 €, l’auteur touche… allez, au moins 5 ou 6 €.
Raté. L’auteur touche en moyenne 8 % du prix hors taxes, soit 1,14 € par livre (avant prélèvements sociaux bien sûr). Quand il y a plusieurs auteurs (album jeunesse, BD...), c’est encore moins.
Où part le reste ? Chez tous ceux qui rendent le livre possible :
l’éditeur (qui fait le pari éditorial, coordonne les corrections, la maquette, la fabrication),
l’imprimeur (qui transforme le fichier numérique du livre en objet-livre),
le diffuseur (qui négocie sa mise en rayon auprès des libraires),
le distributeur (qui achemine les exemplaires vers les lieux de vente),
le libraire (qui met en avant, conseille, vend le livre),
et parfois l’agent littéraire (qui négocie à la place de l’auteur ses droits et les conditions de ses contrats — surtout à l’étranger ou en littérature jeunesse).
Chacun a un rôle légitime. Mais le gâteau est petit, et les parts minuscules.
Les conditions léonines d’un contrat d’édition
Un contrat d’édition, c’est un truc qu’on signe avec fébrilité et fierté — c’est tellement dur de trouver un éditeur ! Mais dans n’importe quel autre secteur, personne ne signerait ce genre de contrat…
Tu imagines un contrat où tu cèdes ton travail pour la vie + 70 ans après ta mort, sans garantie de rémunération ?
Bienvenue dans le monde merveilleux de l’édition à compte d’éditeur.
87 % des auteurs cèdent la totalité de leurs droits d’exploitation (papier, numérique, traduction, adaptation, etc.)
Dans 70 % des cas, cette cession dure… jusqu’à 70 ans après leur mort.
Les droits d’auteur représentent environ 7 à 12% du prix du livre H.T.
Dans un contrat sur trois, le tirage initial n’est même pas mentionné, ce qui rend toute prévision de ventes impossible.
Les à-valoir deviennent une denrée rare. Et souvent très symbolique. 84 % des auteurs reçoivent moins de 5 000 €, le montant médian est de 2 500 €. Dans 21% des cas, aucun à-valoir n’est proposé du tout.
Petite précision sur le concept d’à-valoir qui m’a éberluée quand je suis entrée dans le métier. A l’origine, l’idée de l’à-valoir était de verser une somme d’argent à l’auteur pour qu’il puisse tranquillement écrire son livre sans se soucier de comment il allait manger. C’est donc une avance de trésorerie, en attendant que le livre sorte, se vende et donc que l’auteur puisse toucher son pourcentage sur ces ventes (ses droits d’auteur). Une fois le livre paru, l’auteur ne touche pas d’argent tant que cet à-valoir n’est pas remboursé. De l’autre côté, si le livre ne se vend pas suffisamment, il n’a pas à rembourser la somme.
Quand on sait qu’un livre prend au moins 1 ou 2 ans à écrire, le montant des à-valoir aujourd’hui parait bien faible et le système perd tout son intérêt. D’autant plus qu’après le travail d’écriture, une fois le livre sorti, l’auteur travaille tout autant… à en faire la promotion pour qu’il se vende ! Donc, première partie du job : s’endetter pour avoir le droit de travailler (écrire). Seconde partie du job : travailler (promouvoir le livre) pour espérer peut-être gagner des clopinettes au-delà de cette dette.
Imagine un freelance, une consultante, une graphiste, qui signerait ce genre de contrat. On crierait à l’exploitation. Pour les écrivains, c’est normal.
La peau de chagrin des ventes
C’est un secret de Polichinelle dans le milieu : le marché s’est effondré.
Les ventes moyennes sont en chute libre : 58 % des livres tirent à moins de 6 000 exemplaires, et 25 % entre 1 000 et 3 000.
Et dans les faits, la plupart des livres se vendent à moins de 1 000 exemplaires. Même ceux publiés par des maisons réputées.
Résultat : un auteur qui vend 2 000 exemplaires d’un roman à 20 €, avec 8 % de droits, gagne... 1 600 € brut, soit une rémunération de moins de 2 € de l’heure s’il a bossé 800 h sur son manuscrit.
Pendant ce temps, le top 10 des meilleures ventes capte à lui seul plus de 50 % du chiffre d’affaires annuel du marché du livre.
Qu’on le mette au pilon !
Et quand on croit avoir tout vu, on découvre un jour que notre livre a été détruit.
Avec un décalage souvent d’un an après la sortie du livre, on reçoit sa “reddition des comptes annuelle” où l’on découvre (enfin !) ses chiffres de vente de l’année passée, les droits d’auteur que l’on touchera (il faut patienter encore un peu) et… le nombre d’exemplaires “mis au pilon”.
Traduction : ton livre est détruit pour libérer de la place en stock.
Parce qu’au bout de 18 à 24 mois, il ne se vend plus assez pour justifier la place qu’il prend dans un entrepôt.
Alors il est broyé.
Et on reste là, à se dire qu’on doit publier un nouveau livre si on veut espérer toucher quelque chose — tout en sachant que le précédent, encore frais, est déjà considéré comme mort.
C’est cruel, mais économiquement rationnel : stocker coûte cher, surtout pour des ventes résiduelles. Quant au scandale écologique lié à la destruction de tous ces livres… vaste sujet…
Je vous invite à lire à ce sujet le témoignage émouvant de mon amie Sylvie Poulain que vous avez déjà lue dans cette newsletter, “Un premier roman, et après ?”.
“Il ne faut pas s’imaginer qu’un exemplaire parti dans le circuit de vente sera tôt ou tard un exemplaire vendu… Les libraires doivent renouveler leurs stocks pour faire de la place aux nouveautés ; il est moins onéreux pour les distributeurs de détruire les exemplaires en retour plutôt que de les réintégrer dans le circuit…
Ça m’a fait mal au cœur de le découvrir : 45% des exemplaires de mon roman Confluence ont été détruits. J’espère au moins qu’ils sont redevenus de la pâte à papier plutôt que partis en fumée.”
Je suis pauvre mais je suis sexy
Oui, je suis écrivain.
Mais j’ai un autre métier à côté. Comme 67 % des auteurs interrogés dans l’enquête SGDL/ADAGP dont je vous recommande la lecture. La plupart des chiffres cités dans cette édition viennent de cette étude, d’autres du fameux rapport Bruno Racine.
Parce qu’écrire ne paie pas — ou si mal que ça relève de la vocation religieuse. Et pourtant on continue.
Pas seulement pour “suivre une passion”.
Mais parce qu’on croit que notre travail compte.
Parce que, dans un monde saturé d’images, de contenus et de récits, ce sont encore des livres qui sont à l’origine d’une bonne partie de nos films, de nos séries, de nos débats, de nos révolutions intimes.
La littérature ne disparaîtra pas.
Mais ceux qui l’écrivent… ?
J’ai cette chanson dans la tête depuis que je travaille sur cette édition…(David Castello-Lopez). Ça donne du courage pour continuer avec le sourire :-)
Et vous, comment (sur)vivez-vous ?
Si toi aussi tu écris – ou que tu connais une autrice, et même un auteur – j’aimerais recueillir vos témoignages.
Comment faites-vous pour survivre ? Quel métier exercez-vous à côté ? Comment équilibrez-vous travail, écriture, vie perso ? Quelles astuces avez-vous trouvées ? Vos idées créatives pour changer la donne ? Quelle est votre colère ? Quels sont vos espoirs ? Vos modèles ?
Tu peux m’écrire ici ou répondre à ce mail. Je publierai vos idées et expériences dans les prochains épisodes de cette série sur “Le prix de l’encre”.
La suite au prochain épisode…
Rendez-vous dans quelques semaines pour l’épisode suivant de cette série :
📩 Épisode 2 : Le tabou de l’argent dans le monde du livre
Parce qu’on peut tout dire d’un auteur… sauf qu’il aime gagner de l’argent 🤑
À mardi prochain !
Et en attendant, partage cette lettre si elle t’a parlé. Parce que la sororité, c’est aussi ça : mettre des mots sur nos silences.
C’est exactement le sujet que j’aborde dans ma prochaine lettre, la précarité de ce statut qui oblige à cumuler avec un « vrai » job afin de poursuivre ses projets. J’ai beau être publiée chaque année, les à-valoir et droits d’auteur ne permettent pas de vivre pour autant. J’étais journaliste jusqu’en mai dernier. Néanmoins je fais le choix risqué d’une pause afin de poursuivre mes projets de textes et connexes afin d’espérer en vivre plus confortablement un jour.
J'ai écrit un livre, qui a été oublié il y a 8 ans. Nous étions deux co-autrices. Je n'ai jamais rien touché depuis mon à-valoir de 500€. Nous avons mis 2 ans à écrire ce livre, à côté de nos vies et métiers respectifs. Je n'ai donc jamais rien touché de plus d'une part parce que ma part est infime (inférieure à celle de ma co-autrice, du fait de notre répartition du travail sur l'oeuvre), d'autre part parce que l'éditeur ne verse pas les revenus annuels s'ils sont inférieurs à 100€. Bref, ça fait longtemps que je me dis que je dois leur écrire pour réclamer quand même les clopinettes qu'ils me doivent 🙄.
Enfin bref, on n'écrit vraiment pas pour l'argent, non !