#26. Écoute-moi
[LABO D'ÉCRITURE] Cessons de "construire" des personnages artificiels. Acceptons d'en accoucher suite à une longue gestation nourrie… d'écoute.
Une édition sur l’écoute ? Ceux qui me connaissent personnellement riront beaucoup : je suis plutôt connue pour ma logorrhée que pour ma qualité d’écoute…
Mais avant de me dédier entièrement à l’écriture, j’ai étudié la psychologie et accompagné de nombreuses personnes en tant que psychopraticienne ou coach. J’ai multiplié les stages dans des contextes variés (campus universitaire, Ehpad, unité Alzheimer, CMP, cabinet privé, hôpital psychiatrique…) et l’un d’eux m’a profondément marquée.
J’ai été bénévole chez Sos Amitié.
C’est là que j’ai tout appris sur l’écoute.
Et ça m’a transformée, en tant que personne et en tant qu’écrivain.

Écrire, au féminin est une newsletter qui t’envoie chaque mardi une dose d’inspiration pour conquérir ta liberté de femme à travers l’écriture et la lecture : témoignages d’autrices sur leur procédé d’écriture, listes de lecture thématiques, matière à réflexion sur notre condition de femme, exercices et conseils d’écriture… Si tu as envie de suivre cette publication et de la soutenir, abonne-toi et parles-en autour de toi.
Techniques de construction des personnages
Quand j’ai commencé à écrire, j’étais très friande de toutes les ressources pour apprendre les “techniques” de l’écriture.
L’anatomie du scénario de John Truby était ma Bible, je suivais assidument le podcast Procrastination de Lionel Davoust & Co et son blog, et j’aurais certainement été une lectrice assidue de la newsletter de mon confrère Alexis Bonon.
Je me suis notamment régalée avec les techniques de construction des personnages. Cela me rappelait mes expériences de jeu de rôle auquel mon père m’avait initiée quand j’étais enfant. Je passais plus de temps à écrire des fiches de personnages qu’à écrire réellement mon roman…
C’était comme assembler des Legos (et j’adore les Legos).
Après quelques romans, il a fallu se rendre à l’évidence : mes personnages restaient artificiels.

Pour des personnages organiques
À cette époque, j’étais persuadée que, si je n’étais pas encore publiée, si mes livres donc n’étaient pas assez bons, c’est que je ne maîtrisais pas sur le bout de doigt toutes les techniques.
Je fantasmais sur une “écriture en pleine conscience” : toujours savoir quand utiliser le bon outil pour obtenir un résultat précis.
Alors que le secret était dans le lâcher-prise. Dans un dosage subtil entre, d’un côté, intention et technique, de l’autre, lâcher-prise et inconscient.
C’est la même chose pour les personnages. Il ne faut pas les construire, il faut en accoucher.
Avoir appliqué tout ce que j’ai lu sur les techniques de construction des personnages, ou pire encore “la psychologie des personnages”, m’a amenée à deux écueils :
dans mon premier roman, Le Harem de Darwin, je plaque des désirs sur mes personnages qui semblent pris dans un mécanisme en manque d’huile. Je fais avancer l’intrigue de manière logique par la combinaison des caractéristiques des personnages (qui évoluent bien sûr) et des événements qui leur arrivent. L’ensemble est cohérent, mais cela ne suscite pas d’émotion chez le lecteur. Et côté écriture, c’est fastidieux, épuisant. Le mécanisme se grippe trop souvent.
dans mon roman, Les Voix de Venise, je me suis retrouvée avec des personnages archétypaux. En soi, ce n’est pas grave, on n’a pas toujours besoin de personnages complexes. Dans la littérature de genre, les archétypes sont même utiles. Mais j’avais envie d’aller plus loin.
J’ai fini par comprendre que, pour obtenir des personnages organiques, qui sonnent juste, qui ont une présence, il ne faut pas assembler des briques de Lego, mais en accoucher.
Laisser mûrir en soi son personnage… tout en le nourrissant.
Se nourrir des voix autour de soi
Comment nourrir cette longue gestation ?
En étant à l’écoute des gens autour de soi.
Je suppose que chacun trouve son aliment fétiche. Le mien, ce sont les voix.
—> D’abord, les voix de nos proches que l’on connaît par cœur.
À ce titre, je pense que, pour beaucoup d’entre nous, la voix de la mère tient une place particulière. Un exemple marquant est celui de Guillaume Gallienne et son spectacle (puis film) Guillaume et les garçons à table. Le comédien connaît tellement bien sa génitrice qu’il est capable de jouer à la fois son propre personnage et celui de sa mère. C’est époustouflant. Il maîtrise ses intonations, ses expressions, sa gestuelle, les manifestations de son caractère avec un tel naturel !
Dans une édition précédente, j’ai évoqué le processus de maturation de l’écrivain par rapport à sa relation à sa mère :
#9. Ecrire sa mère
Cette semaine, je voudrais vous faire part d’un essai qui éclaire le processus de maturation de l’écrivain à travers sa relation avec sa mère. Il s’agit d’Ecrire sa mère - A la recherche de l’amour perdu du psychiatre Robert Neuburger.
Donc s’appuyer sur une voix que l’on connaît par cœur aide énormément pour donner vie à son personnage.
—> Ensuite, il y a les voix des gens que l’on croise dans la vie de tous les jours.
Au travail, au marché, à l’école, dans la rue… Je ne le répèterai jamais assez : prenez des notes !
Notez les expressions, le rythme de la voix, les affects et faux-semblants, les mensonges, surtout ceux que les gens se font à eux-mêmes, les disques rayés, les pierres d’achoppement dans le développement naturel de la personne qui est en face de vous (les failles, autrement dit)…
Tout le monde, je dis bien TOUT LE MONDE, est absolument passionnant quand on l’observe et on l’écoute sous le prisme du personnage qu’il pourrait être.
—> Un dernier conseil : arrêtez de regarder des séries TV.
Certes, elles peuvent être de bonnes leçons de scénario. Mais côté gestation de personnages organiques, elles sont toxiques. Quand on commence à écrire et qu’on a l’habitude de regarder des séries TV, on a tendance à s’inspirer de nos personnages préférés dont on s’est imbibés des heures durant. Or, mieux vaut se nourrir d’ingrédients frais cueillis directement à la source que de produits transformés, n’est-ce pas ? Vous avez peu de chance d’accoucher d’un personnage original et organique en le nourrissant du même Coca et Ketchup qu’on sert à tout le monde…
Et on ne le dira pas assez : le cinéma, ce n’est pas pareil que la littérature.
Ce sera certainement le sujet d’une prochaine lettre…
Comment écouter ?
Vous avez donc maintenant un ingrédient magique pour nourrir vos personnages : les voix. Mais comment les récolter ? (avec une serpe d’or… non je plaisante)
Comment écouter vraiment ?
J’ai appris à écouter chez Sos Amitié qui prodigue une formation approfondie à ses bénévoles.
Vous connaissez certainement cette association à travers la caricature du film “Le Père Noël est une ordure”. 24h/24 des bénévoles répondent au téléphone pour écouter ceux qui ont besoin de parler.
Tout le monde appelle : les hommes, les femmes, les ados, les personnes âgées, les tristes, les colériques, les stressés, les seuls, les mal entourés… Vous pouvez appeler si un jour le besoin s’en fait sentir.
Il est si rare de nos jours d’être écouté pour de vrai que le nombre d’appels à Sos Amitié est en croissance exponentielle. Vous pouvez aussi devenir bénévole et apprendre à écouter.
Chez Sos Amitié, on pratique l’écoute rogérienne qui implique que l’écoutant présente 3 caractéristiques :
La congruence : pour faire simple, être bien dans ses baskets, aligné avec soi-même, c’est une forme de sincérité et d’authenticité vis-à-vis des autres, mais aussi de soi-même (plus dur) ;
Le regard positif inconditionnel : accepter chaque aspect de l’autre avec bienveillance et sans jugement ;
La compréhension empathique : “Sentir avec précision, finesse, les sentiments, sensations, significations dont la personne est en train de faire l’expérience, et être capable de les lui refléter.” (Carl Rogers)
Ce n’est qu’en remplissant ces conditions que l’on fait du bien à la personne que l’on écoute.
Pour en savoir plus sur l’approche de Carl Rogers, je vous recommande le livre de Geneviève Odier, Etre vraiment soi-même.
Il y a ensuite toute une série de techniques pour s’assurer qu’on écoute réellement la personne et qu’elle le sente, je ne m’étendrai pas dessus car ce n’est pas l’objet de cette lettre.
A la place, je vous propose la lecture d’un très beau texte écrit par un écoutant de Sos Amitié, Jean Nicolas, qui définit très clairement ce qu’est écouter et ce qui ne l’est pas (interrompre, donner son avis, parler de son expérience, questionner, préparer sa réponse, etc.).
Pour résumer : pratiquez l’écoute rogérienne, soyez un réceptacle des voix des autres, laissez mûrir tout ça, puis accouchez de vos personnages.
Et en bonus : vous ferez du bien autour de vous.
La petite voix de votre personnage
Combien de temps dure la grossesse ? Aucune idée.
Ce sera votre personnage qui vous informera que c’est le moment d’accoucher.
Un jour ou une nuit, il prendra la parole à l’intérieur de vous pour vous dire qu’il est prêt à sortir.
Alors, soyez à l’affut de sa petite voix, donnez-lui naissance, puis aidez-le à grandir.
Ce n’est qu’ainsi que vous obtiendrez un personnage organique et non un pantin artificiel esclave de votre intrigue.
Exercice d’écriture
Faites l’expérience de l’écoute rogérienne !
Consigne
Choisissez une personne et accordez-lui un peu de votre temps pour l’écouter vraiment. Cela peut être un proche, une inconnue croisée dans le métro, le boulanger, la nounou, le chauffeur Uber, etc.
Soyez attentifs à ce qu’elle vit.
Puis écrivez son portrait.
Vous verrez : nul besoin d’être un as en psychologie des personnages. Il suffit d’être humain.
Comme d’habitude, vous pouvez m’envoyer vos textes à mathilde.desache@gmail.com
Ma vie d’écrivain
Le week-end dernier j’étais en formation avec mon groupe d’écriture dont je vous ai déjà parlé, IANA (I Am Not Alone). Nous avons eu la chance de recevoir l’écrivain Stéphane Arnier pour un atelier sur les émotions (des personnages et des lecteurs).
N’hésitez pas à faire un tour sur son blog très fourni en conseils d’écriture, une vraie mine d’or !
Une journée intense, instructive, joyeuse… et bien sûr fromagère (le carburant assumé de notre groupe d’écriverons).
Je prévois d’ailleurs une prochaine édition de cette newsletter sur les collectifs d’auteurs. Qu’en pensez-vous ? Qu’aimeriez-vous savoir à ce sujet ?
À mardi prochain !
Mathilde




Fais un cadeau à une amie : parle-lui de cette newsletter !