#22. L'imprégnation en écriture et en cuisine
Mon héroïne : Anne-Sophie Pic, la cheffe la plus étoilée du monde.
Pendant des années, je me suis donnée du courage en me répétant :
“Le jour où je suis publiée pour mes romans, je réserve dans un 3 étoiles Michelin.”
La publication me paraissant si improbable et lointaine, c’était comme faire des châteaux en Espagne. Mais puisque les miracles arrivent, j’ai bien été obligée de réserver mon restaurant étoilé !
J’ai choisi la Maison Pic à Valence.
Mon héroïne pour cette édition n’est donc pas une femme écrivain, et elle n’est pas morte.
Aujourd’hui, je veux vous parler d’Anne-Sophie Pic et de sa philosophie de l’imprégnation.
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La femme la plus étoilée du monde
Anne-Sophie Pic ne se rêvait pas cheffe. Elle se préparait à faire une école de commerce, à prendre un chemin plus “raisonnable”, peut-être plus rassurant. Et puis un jour, il y a eu ce basculement : l’évidence que sa place était en cuisine.
Elle a commencé tard, à 23 ans. Sans passer par les grandes écoles hôtelières. Elle a appris seule, dans la maison familiale, observant, goûtant, travaillant en silence. Pas de mentor prestigieux, pas de médiatisation tapageuse. Juste un engagement absolu.
Elle a repris les rênes de la Maison Pic en 1997, à la mort soudaine de son père. Elle y a imposé sa vision — doucement, patiemment, sans fracas. En 2007, elle récupère la troisième étoile Michelin perdue des années plus tôt. Depuis, elle n’a cessé de créer, d’ouvrir des restaurants, en France et à l’étranger.
Aujourd’hui, Anne-Sophie Pic cumule onze étoiles Michelin. C’est la femme la plus étoilée du monde et la seule femme en France triplement étoilée.
Fille à papa et à grand-papa ?
Chez les Pic, la cuisine est une affaire de lignée. Son grand-père, André, avait déjà décroché les trois étoiles dans les années 30. Son père, Jacques, les avait regagnées en 1973.
Alors forcément, quand Anne-Sophie reprend les fourneaux, on parle d’héritage. On la regarde comme la “fille de”, on la soupçonne de porter un nom plus qu’un talent.
Mais la vérité, c’est qu’elle n’a rien hérité — elle a tout reconstruit.
Quand elle reprend la Maison Pic à Valence, la troisième étoile a été perdue depuis plusieurs années. Elle ne cherche pas à faire du Jacques Pic à la lettre. Elle va chercher ailleurs : dans ses intuitions, dans son goût très personnel pour l’amertume, dans des ingrédients qu’on attend rarement dans un grand restaurant français — les baies de Sansho, les feuilles de thé fumé, le café. Elle travaille les sauces à froid, associe le petit pois au cassis et au géranium, ose des mariages qui déconcertent. Elle impose une cuisine cérébrale, pleine d’élégance mais aussi de tension.
Elle revendique sa sensibilité — ce mot si souvent moqué quand il sort de la bouche d’une femme. Et c’est peut-être là que se joue l’essentiel : elle ne cherche pas à reproduire la légitimité masculine, à “faire comme un homme”. Elle avance autrement. En silence souvent, avec une forme de douceur calme qui déroute encore certains. Mais son autorité est ailleurs : dans les assiettes. Dans la cohérence d’un univers qu’elle a patiemment façonné, à sa manière.
Son amour du Japon
Je ne savais pas, en franchissant la porte de la Maison Pic, que je mettrais les pieds à nouveau au Japon. Et pourtant.
Dès les premières minutes, quelque chose s’est réactivé en moi, comme une mémoire sensorielle. Le calme du lieu, l’accueil cérémonieux, la façon qu’avait chaque geste d’être nécessaire — et seulement cela. Rien de trop. Rien de forcé. Comme si on avait repassé le monde au peigne fin pour n’en garder que la beauté.
Et dans l’assiette, le voyage se poursuivait : l’umami, les bouillons clairs, les mariages inattendus, les parfums d’algues et de matcha. Mais plus encore que les ingrédients, c’est une esthétique japonaise que j’ai reconnue. Cette manière de raconter une histoire avec trois traits de sauce, un éclat de lumière, une disposition savamment déséquilibrée. Chaque plat était un haïku visuel.
Anne-Sophie Pic, elle aussi, est amoureuse du Japon. Elle y trouve un souffle, une rigueur, un goût du détail qui fait écho à sa propre quête. Elle y puise des ingrédients, mais aussi une façon d’habiter le monde. Une retenue pleine de force. Dans ses interviews, elle évoque souvent le thé, la cuisine kaiseki, les accords infusés, les fermentations lentes. Ce n’est pas de l’exotisme. C’est une forme d’osmose : elle ne copie pas, elle s’imprègne.
Cela m’a donné envie de relire L’Empire des signes de Roland Barthes où il y a quelques pages sur la cuisine japonaise :
“Dans tous ces usages, dans tous les gestes qu'elle implique, la baguette s'oppose à notre couteau (et à son substitut prédateur, la fourchette) : elle est l'instrument alimentaire qui refuse de couper, d'agripper; de mutiler, de percer (gestes très limités, repoussés dans la préparation de la cuisine : le poissonnier qui dépiaute devant nous l'anguille vivante exorcise une fois pour toutes, dans un sacrifice préliminaire, le meurtre de la nourriture) ; par la baguette, la nourriture n'est plus une proie, à quoi l'on fait violence (viandes sur lesquelles on s'acharne), mais une substance harmonieusement transférée ; elle transforme la matière préalablement divisée en nourriture d'oiseau et le riz en flot de lait ; maternelle, elle conduit inlassablement le geste de la becquée, laissant à nos mœurs alimentaires, armés de piques et de couteaux, celui de la prédation.”
Chez Anne-Sophie Pic, comme au Japon, le réel y est travaillé jusqu’à devenir langage. Pas un langage qui explique ou convainc, mais un langage qui touche, qui inscrit. Une langue de sensations.
L’imprégnation en cuisine et en écriture
Anne-Sophie Pic nous montre que la création ne se fait pas par mimétisme, mais par absorption lente et profonde. Chaque geste qu’elle pose en cuisine est le fruit d’une réflexion intime et d'une écoute attentive des éléments. C'est une philosophie de l’imprégnation où chaque expérience, chaque goût, chaque culture se fond en elle pour ressortir dans ses plats. Elle ne cherche pas à faire "comme" ou "à reproduire". Elle absorbe, s’imprègne, puis transcrit tout cela à sa manière.
Ce travail d’imprégnation se construit dans le temps, loin des feux des projecteurs. C'est un processus invisible, lent, où les influences s'entrelacent pour donner naissance à quelque chose de personnel et unique. Anne-Sophie Pic nous enseigne que l'on peut faire sien ce qui nous entoure, sans jamais perdre de vue notre propre voix. Ce n’est pas une simple adaptation, mais un véritable métissage créatif, subtil et nuancé.
L’imprégnation, dans son sens premier, fait écho à une autre dimension de la création. Ce mot, qui vient du latin imprægno, signifie "féconder l’ovule". Et c’est bien de cela qu’il s’agit ici : un processus de transformation où la matière, qu’il s’agisse d’ingrédients ou de mots, est fécondée, nourrie et portée à la vie. C’est une métamorphose délicate, où chaque élément absorbe l’essence de l’autre pour donner naissance à quelque chose de neuf, de vivant.
L’écriture, à l’instar de la cuisine d'Anne-Sophie Pic, est un art qui se nourrit de ce que l’on absorbe. De nos lectures, de nos conversations, de nos vies. Un écrivain, comme une cheffe, se construit en observant et en digérant le monde qui l’entoure. La matière première de l’écrivain, c’est son vécu, ses émotions, ses réflexions. C’est cette matière qui va nourrir ses textes, lui permettre de façonner ses personnages, de créer ses intrigues. Tout comme Anne-Sophie Pic, qui s'imprègne des cultures et des savoir-faire pour les retranscrire dans ses assiettes, l’écrivain s’imprègne des expériences de la vie pour les traduire en mots.
L’imprégnation, c’est donc ce processus d’observation, de digestion du monde, puis de création authentique. Il n’y a pas de secret : que l’on soit en cuisine ou en écriture, le chemin vers la création passe par cette lente transformation de la matière. Et plus cette matière est riche, plus la création qui en découle sera profonde.
Mon expérience
La dégustation commence par la lecture d’une lettre que vous écrit Anne-Sophie. Elle vous y donne quelques indices sous forme de haïku sur ce que vous allez goûter par la suite.
Puis s’enchaînent 7 ou 10 haltes subtiles. Accompagnées d’un accord mets-vin ou bien d’un accord mets-boisson très étonnant.
Je ne vous divulgâche rien. Je me contenterai de vous confier que les larmes me sont montées.
Plaisir des yeux, plaisir du nez, du palais, pour les saveurs et les jeux de texture.
Plaisir intense surtout de m’offrir cette expérience à la sueur de ma plume !
Elle se termine par la remise du menu-voyage que vous avez vécu ce jour.
Mention spéciale à la “clarification de mélilot” que j’aurais bien adoptée comme boisson d’écriture à la place du traditionnel mug de thé. Un jour, on ne sait jamais… (nouveau château en Espagne).
Conseils de lecture
Essai – Imprégnation, d’Anne-Sophie Pic
Ce n’est pas un livre de recettes. C’est un livre de sensations. On y entre comme dans une cuisine silencieuse. On y lit des plats comme des poèmes. Et surtout, on comprend que derrière chaque association, il y a une quête — celle de créer une émotion unique. C’est un livre qu’on n’ouvre pas pour apprendre à cuisiner, mais pour apprendre à ressentir.
Et si vous écrivez, vous y trouverez un écho précieux : celui du travail invisible, du temps long, de la confiance dans ce qui infuse.
Fiction – Le restaurant de l’amour retrouvé, d’Ogawa Ito
Un de mes livres préférés. Après un chagrin d’amour, Rin perd sa voix et retourne dans son village où elle ouvre un minuscule restaurant. Elle y prépare des plats sur mesure pour ses clients pour les aider à retrouver l’amour.
Chez Ogawa Ito, chaque plat soigne, chaque saveur révèle. C’est une écriture pleine d’imprégnation, elle aussi : lente, douce, savoureuse.
J’ai aussi beaucoup aimé Le goûter du lion, qui parle d’un lieu où l’on se rend pour vivre sa fin de vie en beauté et où l’on nous prépare un dernier goûter comme une madeleine de Proust.
La cuisine est très présente dans tous les romans d’Ogawa Ito. Mais c’est toujours une cuisine qui ne se contente pas de nourrir. Elle relie les vivants, les morts, les souvenirs. Et surtout : elle nous aide à vivre un peu mieux.
Bref, vous l’aurez compris : un déjeuner à la Maison Pic vaut la route jusqu’à Valence et l’addition salée, car c’est plus qu’un simple repas.
Si, pour vous aussi, la cuisine suscite des émotions intenses et presque mystiques, partagez en commentaire ou en m’écrivant vos plus beaux souvenirs gustatifs. Je m’en régalerai !
À la semaine prochaine,
Mathilde
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